Chapitre 3
Même jour
Ils étaient quatre. Un représentant du Grand Shiavut, Vardo, un homme terne et bourru qui n’avait pas du naître avec l’option sourire, ni avec des réserves illimitées du temps de paroles. Grand et carré, avec un visage parcouru de cicatrices - Nurzhan ne l’avait jamais vu, et cela était surement une bonne nouvelle. Et deux gardes du corps, du moins ce qu’il avait cru être des gardes, mais qui s’étaient révélés être Niarck et Idir Astinen, enfants de la tante de Jiraïr. Le maître avait vu juste, le Grand Shiavut n’avait jamais pensé à la réconciliation. Leurs cheveux n’étaient même pas si blonds que cela, comment pouvaient-ils valoir quelque chose ?
Nurzhan s’était fait engagé par coup de chance. Le cuisinier qui était chargé de venir avait été pris d’une soudaine crise de colique, et en était sûrement mort à l’heure qu’il était. A tout bien réfléchir, Jiraïr avait du l’empoisonner. Shiavut l’avait alors reconnu comme le gamin qui servait sa coupe et après avoir affirmé qu’il savait cuisiner, il était monté dans la charrette conduite par Vardo, encadré par les deux frères. A cette heure de la nuit, ils n’avaient pas eu d’alternatives, et un enfant qui n’avait pas encore atteint l’âge d’homme ne pouvait pas être si dangereux que ça. Et après tout il n’était qu’un simple commis.
Cela n’avait plus d’importance de toute manière. Ils avaient foncé vers l’ouest, et pour la première fois Nurzhan avait été autorisé à quitter la ville. A l’excitation s’était vite succédé l’ennui durant les premiers jours. Ses compagnons de voyage prétendait qu’il était invisible et la steppe s’étendait sur des kilomètres, avec pour seule variante le nombre de mouton qui paitraient le long de la route. Les soirs, personne ne discutait, et la journée, ils parlaient tous tout bas pour éviter de se faire entendre, tant est si bien que Nurzhan avait fini par abandonner, dans l’espoir qu’ils se lassent avec leurs messes basses. Même les entrées dans les villes étaient devenues ennuyeuses : ils ne s’y arrêtaient jamais le soir, et pendant que Vorda allait acheter de quoi manger, Nurzhan se retrouvait cantonné à l’intérieur du chariot. Les quelques fois qu’il avait jeté un coup d’œil à l’extérieur, il avait surpris des regards inquiets et agressifs à leur encontre, puis soulagés dès qu’il devenait apparent que les Janissaires ne resteraient pas.
Et puis peu à peu, le paysage s’était vallonné, et l’horizon ne s’étendait plus à perte de vue, butant sur des immensités de terres, où de la végétation poussait avec plus de facilité que sur la plaine. Nurzhan vit son premier fleuve, et crut mourir en découvrant cette immensité d’eau qui bougeait sans en avoir l’air, et les autres s’étaient bien moqués. Cependant, ils s’étaient tous baignés le soir là, et Nurzhan n’avait vu personne s’éloigner trop loin du bord. Il était même persuadé que c’était lui qui s’était aventuré le plus loin. Le lendemain, il s’était senti propre, et avait ignoré les regards haineux qu’il attirait pour admirer un portail magnifiquement forgé à côté de l’auberge où s’était arrêté le carrosse.
Ils atteignaient le pays des forges.
Nurzhan se réveilla un matin, roulé en boule dans sa couverture au fond de la charrette, et il dut cligner trois fois des yeux pour comprendre que quelque chose n’aillait pas. Ayant réalisé la dernière garde, de minuit à l’aube, il s’était installé au fond de la carriole pour se reposer. La région qu’ils traversaient était peuplée, et plutôt sûre, il y avait assez de deux d’entre eux pour surveiller le convoi et lui pouvait continuer à prétendre un innocent gamin qui ne savait pas tenir un couteau. Seulement, la charrette n’avançait pas, et ils auraient tout de même eu la courtoisie de le réveiller s’ils avaient décidé une pause pour se désaltérer.
Une fois dépêtré de sa couverture, Nurzhan se rua vers l’avant, et passa la tête à travers les épais rideaux de toile qui le séparait du conducteur.
« Oh, doucement ! » lui lança Vardo.
Niarck et Idir trottaient sur leurs montures à quelques pas au devant, juste à côté d’une file impressionnante de chariots et autres véhicules, tous se dirigeant vers un énorme rempart décrépi à quelques centaines de mètres de là.
« Où sommes nous ? demanda-t-il ?
- Nous arrivons à Sohrab.
- Mais pourquoi tout ce monde ?
Nurzhan n’avait jamais vu autant de personnes réunies, à part pour les départs à la guerre, quand tous les soldats des villes avaient sonné le départ, et s’en étaient allés. Cela remontait à quelques années, maintenant, mais Nurzhan n’avait pas oublié les colonnes de soldats à perte de vue, même après qu’il eut grimpé sur un des mats qui soutenait la tente de ses parents. Sa mère ne l’avait même pas puni.
Les caravanes avançaient au pas, étrangement dans le calme. Nurzhan se dépêcha de rabattre sa capuche pour éviter d’attirer les regards, tant que personne ne faisait attention à eux.
« C’est probablement jour de marché. Reste caché. »
Il ne se le fit pas dire deux fois. Plus ils entraient à l’intérieur des terres, moins leur présence était supporté. Vardo prétendait que les habitants qui ne voyaient jamais de Janissaires, en étaient d’autant plus méfiants. Par chance, ils avaient toujours évité les problèmes jusqu’à présent - ne jamais dormir sur place, payer abondamment pour la nourriture, et ils ne restaient jamais assez longtemps pour créer la moindre tension. A Sohrab, ce serait différent.
« Ils ne peuvent pas faire avancer plus vite ?
- Cela fait presque trente minutes que nous sommes bloqués parce qu’une charrette s’est renversée. Le temps qu’il dégage la route… et déjà qu’ils y accèdent. Prends ton mal en patience.
- On peut peut-être se séparer ? Les cavaliers partent au devant ?
- Tu poses trop de questions, petit, cracha Vardo. Si nos cavaliers nous lâchent, notre couverture tombe à l’eau. »
Ils prétendaient commercer des pierres précieuses. Une escorte de deux, en armure, pouvait bien se justifier ainsi.
****
Ils mirent trois bonnes heures à arriver à la porte d’entrée principale, où des miliciens en armure contrôlèrent leur chargement. Ils ne portaient pas d’armures, mais de simples tenues en cuir rembourrées, et un uniforme détrempé par la chaleur, et par le peur quand ils remarquèrent la couleur de peau des arrivants. Un ou deux diamants les empêchèrent de crier au loup et de fouiller trop avant la cargaison.
Une fois débloqués, ils continuèrent à avancer dans une grande allée, pavée, et bordée de maison de différentes couleurs, carrelées parfois, mais toutes arborant la fierté de la ville avec un nombre infini de grillages, de barreaux ou portes en fer forgées. Et plus ils avançaient, plus les demeures étaient de belles facture. Au fond, se déployaient les collines, vertes, jaunes pales ; pas encore des montagnes, mais Nurzhan ne désespérait pas qu’il en verrait un jour.
Ils dépassèrent le cloître des Vohu Mahna, un grand bâtiment blanc, serti d’un mur blanc et d’une grande porte sculptée, l’une des caractéristiques de leur architecture, qui détonnait un peu par rapport au reste des bâtiments. Mais Vardo ne s’y arrêta pas ; il continua un peu, dépassa une large place encombrée d’échoppes et de stands, pour tourner là où s’avancer la plupart des carrioles, derrière un grand hôtel d’un blanc immaculé, probablement le siège du pouvoir urbain local - chaque ville que Nurzhan avait traversée en possédait un.
On les conduisit à un champ, dans la bordure nord de la ville, où ils purent laisser leurs affaires contre espèces sonnantes et trébuchantes. Comme ils ne possédaient pas d’étal, les quatre Janissaires furent autorisés à partir, après que l’on les ait fouillés pour vérifier qu’ils n’emporteraient pas d’armes. « Au moindre mort suspect, vous y passez » avait grogné le vigile avant de chiquer dans un pot près sa table, à la sortie du champ.
- Allons-nous chez les Vohu Mahna ? demanda Nurzhan, une fois qu’ils avaient rejoints les premiers lotissements, tout prêt du rempart. Après deux semaines de voyage sans marché, la perspective de traverser la ville sous un soleil brûlant ne le tentait guère. Il mourrait de chaud sous sa capeline.
- Nous allons manger, répliqua Vorda, en faisant signe aux deux frères de se taire. Nous ne pouvons pas nous présenter dans cet état, ni le ventre vide.
- Il faut aussi penser à prendre de l’argent, ajouta Niarck
- Il y aura des banquiers au marché. C’est sur le chemin, repliqua Vorda. Il n’y avait rien d’autre à ajouter.
La grande place se divisait en trois grandes zones ; la première, à l’entrée et au fond, où s’étaient installé le marché à proprement dit et les tavernes. Vers le milieu, les vendeurs, et à l’arrière, une sorte de stade monté de toute main pour accueillir des combattants. Le tout saupoudré de poussière, car contrairement au réseau routier, les terrains vides n’étaient pas passés. Personne ne semblait vraiment dérangé, pas plus qu’avec le bruit, soudain assourdissant, entre les cris des poissonnières et les exaspérations des clients. Suivi en général par des exclamations de satisfaction de chaque côté.
En jouant du coude, le groupe finit par se faufiler et atteindre les différentes tavernes montées pour l’occasion. Une seule était d’origine, le Gator fringuant, et le toit était infesté d’enfants qui s’étaient hissés sur l’endroit le plus haut pour mieux observer le tournoi de lutte qui était sur le point de commencer. De la terrasse bondée, Nurzhan avait pu apercevoir des hommes à moitié nus entrer dans l’arène, suivi par des exclamations joyeuses des spectateurs.
En temps normal, c’aurait été à lui d’aller commander. Mais ils ne possédaient que des diamants, et avec la foule, le moindre accrochage risquait de leur être fatal. Ils n’avaient d’ailleurs pas pu le laisser à la carriole pour mieux le surveiller et éviter qu’il ne cause des problèmes. Un enfant permettait également de tromper les vigilances, parfois. Aussi Vardo se chargea de nouveau d’aller faire la commission tandis que les deux frères dégotèrent une table, en plein soleil. Nurzhan préféré rester un peu en retrait, contre le mur, là où il pouvait avoir un peu d’ombre. Pourquoi est-ce qu’ils devaient garder leur maudite capuche ? Le soleil ? Avec le temps, ils se seraient déjà habitué, et en plus tout le monde portait au moins un bandeau de tissu sur le crâne. Au moins passaient-ils vraiment inaperçu, et pas pour des étrangers suspects.
Une nouvelle hola s’éleva, recouvrant toutes les discussions, et les raclements des doigts contre les assiettes, alors que tout le monde tournait la tête pour apercevoir ce qui se passait sur le ring et qui pouvait produire une telle agitation, malgré un mur d’hommes et de femmes qui encerclaient l’arène et qui rendaient veine toute tentative d’observation. Les enfants sur le toit trépignèrent et crièrent en chœur.
C’est à ce moment précis qu’il les vit s’approcher. Vardo n’était toujours pas revenu, et le calme et la fraicheur émanant de l’intérieur de l’auberge ne laissait pas présager qu’il lui fut arriver quoi que ce soit. Niark et Idir lui tournaient pratiquement le dos. Elles étaient deux, une très grande et particulièrement ravie, une autre qui tenait un enfant à la main, arborant la tenue des Vahu Mahna et leur sandales battant la poussière, absorbées par leur conversation. Elles firent la moue en levant la tête vers le toit - pensaient-elles y trouver une place ? Les gamins se battaient entre eux pour y rester, et certains étaient même tombés du toit, récoltant au passage une volée de coups de pied au cul par les passants qui se trouvaient en dessous.
Hésitantes, la fille qui tenaient le gamin à la main, et qui ne devait pas être tellement plus âgée que lui, lui lâcha la main. Elle regretta son geste car il prit aussitôt la fuite ; enfin fuite, façon de parler, vu qu’il tenta de monter sur le tas de paille puis les caisses qui permettaient d’accéder à la toiture. Nurzhan se dissimula le mieux qu’il put derrière un poteau pour éviter d’avoir à attraper l’enfant lui-même.
- Keyble ! Descends tout de suite !
- Nan ! Je veux voir le tournoi !
- On va le voir, attends un peu. Tu vas te faire taper si tu montes tout seul !
- Nan ! répliqua le bambin.
- Shivan, alerta la grande perche…
Soupirant, Shivan remonta ses manches, et se saisit du bambin, qui n’était pas grimpé bien haut. Petites jambes, à son âge.
Et puis soudain, la capuche du gamin glissa. C’était peut-être cela qui l’avait attiré, plus que les deux Vohu Mahna. Peut-être qu’il avait instinctivement fait le lien, mais ce ne fut pas une grande surprise quand la capuche dévoila un enfant d’environ trois ans, à la peau claire, légèrement hâlée, qui faisait ressortir le blond de ses cheveux. L’enfant était en pleurs, et gigota dans tous les sens.
- Arrête Keyble !
- Oh les crétins, au dessus, vous vous poussez, on veut monter ! cria l’autre.
Une explosion de cris et d’injures sans suivi tandis que la jeune femme tentait de rabattre le vêtement sur le crâne de l’enfant, ce qui ne lui plaisait pas non plus. Il glissait peu à peu de ses bras.
Keyble ? Qu’est-ce que c’était que ce nom ? Nurzhan en avait les oreilles lacérées. Quelle insulte d’avoir affublé le fils de Grand Shiavut d’une horreur pareille. Heureusement, l’enfant paraissait être en parfaite santé, et plutôt bien entouré. Les Orphelines avaient la réputation de prendre soin de leurs pupilles, et en réalité, tout le monde s’attendait en effet à ce que l’héritier soit en bonne forme, et qu’ils tiennent trop à ses tutrices pour accepter de partir sans elles. Avec un peu de chance, ils pourraient profiter de son apparent esprit de contradiction pour le forcer à revenir avec eux.
Keyble s’échappa de nouveau, mais cette fois ci il dut piler net après avoir rugir un homme derrière son dos. Vardo était revenu, portant un sachet entre les mains.
« Et toi gamin, ne bouge plus ? »
Et comme Keyble tournait la tête, un infime trouble, le tremblement d’un sourcil et une légère hésitation avant que Vardo n’apostrophe les deux Orphelines.
« Vous ! Qui est cet enfant ?
La prénomée Shivan fronça les sourcils alors que sa camarade reculait d’un pas, pour tenter d’aller récupérer Keyble qui s’était arrêté de bouger
- C’est l’un de nos pupilles
- C’est un iç oghlan.
Shivan tiqua, avant de comprendre de quoi ils s’agissaient. iç oghlan ne s’employait pas en dehors de leur terre, et l’empire de Sorel préférait les qualifier de Janissaires.
- Quand est-il arrivé chez vous ?
- Cela ne vous regarde pas.
- Je crois que…
- Ce n’est pas mon affaire de ce que vous faites avec vos enfants, siffla-t-elle. Il est arrivé comme tous les enfants. Maintenant, Keyble, on s’en va.
Chapitre 4
Quelques minutes après.
Elles n’attendirent pas Gona. Gona était capable de rentrer toute seule, et il valait surement mieux qu’elle s’inquiète inutilement plutôt qu’elles risquassent de retomber sur les fous qu’elles venaient de croiser.
Shivan n’avait pas compris. Keyble s’était échappé de sa main, comme il le faisait tout le temps pour pouvoir grimper plus vite sur le toit, où on l’aurait repoussé sans ménagement à coup de coude et Shivan aurait pu prédire qu’il serait tombé et que tout se serait fini avec des larmes. Mais à peine avait-elle pu le récupérer qu’un homme avait aboyé après lui. Un Janissaire.
Elle n’aurait pas du être aussi stupéfaite. Un enfant janissaire aussi loin en province était très étonnant en soi-même, surtout que les Janissaires n’avaient pas pour habitude de confier leurs orphelins ou l’éducation de leurs enfants aux Vohu Mahna, il était normal qu’un Janissaire pense qu’elle l’avait volé. Evidemment, il ne pouvait en être autrement. Ce n’était pas si étonnant non plus d’en croiser un en jour de grand marché, car certains venaient de loin pour obtenir de la ferronerie ; et Sohrab voulait se mettre à fabriquer des armes, d’après les échos des conversations qu’elle avait surprises ça et là.
Mais un Janissaire restait un Janissaire. Celui là, pire, était vieux, complètement ridé, à moins que cela ne soient des cicatrices ? - et n’avait pas hésité à se faire reconnaitre comme tel, alors qu’ils restaient d’habitude discrets. Ensuite, deux autres, attablés, voyageant surement avec lui, s’étaient levés. Ils étaient beaucoup plus jeunes, et portaient déjà la main à leur hanche, par pur réflexe ; si les consignes étaient respectées, ils n’étaient pas autorisés à porter d’armes. Et puis, le gamin recroquevillé contre le mur de l’auberge, dont elle ne pouvait pas voir les yeux, n’avait pas perdu une seconde de leur échange.
Shivan avait donc agrippé Keyble, qui n’avait pas moufté, pour une fois, et s’était enfuie avec Taline sur les talons. Avec la foule, Shivan était certaine qu’elles ne seraient pas suivies. Cela était inutile - les Janissaires se rendraient au cloître ; Shivan frissonna rien qu’à cette pensée.
Le cloître était toujours aussi calme, et les deux jeunes filles ne rencontrèrent personnes en se ruant vers le bureau de la Mère Supérieure. Celle-ci se trouvait généralement à l’intérieur, quand elle n’était pas en visite dans les intendances du cloître, mais ces absences étaient annoncées. Refermant la porte de la cour, elles traversèrent les arcades, décorées de motifs floraux, pour courir vers les parties administratives, situées juste en face.
Le bureau de la mère supérieure ne respirait pas l’exubérance ; l’actuelle dirigeante des Orphelines de Sohrab, Sherker, incarnait le strict à l’état pur. Elle n’était pas méchante, au contraire, Shivan l’aimait beaucoup et elle donnait toujours d’intéressants conseils parce qu’elle savait écouter, elle, au moins, mais elle était assez terne, et aucune passion ne l’habitait. A moins que les chiffres et la comptabilité en soient une. Son bureau était à son image, sans aucune fantaisie au mur ; il était meublé avec soin et qualité, et sa résidente devait trouver bien plus intéressant l’agencement des écrous dans le bois de son étagère que les motifs de carrelage pour agrémenter son mur.
Taline partit alerter l’intendante, Keyble à la main qui protesta vivement tout en marchant comme on lui avait ordonné
; quant à Shivan, elle frappa avec appréhension à la porte de Sœur Sherker et sans attendre la permission, ouvrit la porte.
« Ma sœur !
Mère Sherbek leva le nez d’un énorme livre comptable, surprise. Shivan ne lui laissa pas le temps de dire quoique ce soit et reprit d’un souffle :
- Des Janissaires ont vu Keyble ! »
Sœur Sherbek se releva d’un seul coup, sa soudaine pâleur reflétant la couleur des murs.
- Raconte, claqua-t-elle.
- Et bien, commença Shivan, un peu perturbée par le calme que réussissait à conserver sa supérieure, nous avons rencontrés des Janissaires au marché et…
- Des marchands ?
- Je suppose.
Recouverts de manteaux à capuche, ils cherchaient manifestement à ne pas attirer l’attention. Ce qui rendait d’autant plus étrange leur conduite. Se mettre en danger pour un enfant, alors qu’ils suffisaient de se rendre au cloître pour vérifier? Elle avait envie de se dire qu’elles n’y étaient pour rien, mais la fameuse nuit de l’arrivée de Keyble lui revint en mémoire - on l’avait attendu. Seulement, on ne recevait jamais d’enfants janissaires ; Shivan n’avait aucune idée de ce qui avait poussé ces soldats à se séparer l’un des leurs, mais elle supposait que ce n’était pas le genre de chose qui se prenait sur un coup de tête, et qu’il avait bien fallu de l’organisation, trouver un cloître qui accepte
Sœur Sherbek se frotta le menton, perdue dans ses pensées, et Shivan se crut le devoir de préciser
- Ils nous ont invectivées, avec Taline. Si nous n’étions pas parties… Deux d’entre eux étaient sur le point de nous prendre Keyble.
- Ils n’étaient pas venus pour vous ?
- Non, nous les avons croisés près du Gator Fringant
- Ils vont revenir.
- Oui ! Ils vont -
Sœur fit un geste pour la faire taire.
- Je m’occupe de la sécurité.
Il n’y avait rien à ajouter. Shivan sentit une boule se former dans son ventre. Elle s’inclina donc et sortit en silence, des larmes au coin des yeux.
***
Des légendes courraient sur les Janissaires, des histoires de meurtres et de massacres pour effrayer les enfants, et qu’on se racontait encore le soir. Quand on vivait encore plus à l’ouest, dans les montagnes, où l’on extrayait le fer et le charbon des mines, et que l’on n’osait pas s’aventurer sur les plaines, les Janissaires étaient les rois des plaines. C’étaient des êtres sans âme, comment se pouvait-il ? Ils brûlaient leurs morts, la piégeant à l’intérieur avant qu’elle ne puisse s’échapper, récupérant les cendres pour les transformer en diamant qu’ils vendaient, ou pire, qu’ils arboraient fièrement sur leur tenue d’apparat quand il s’agissait d’un proche. Ils portaient littéralement le poids de leur morts, et en retirait de la fierté.
Shivan frissonna de terreur. Ils n’oseraient pas les attaquer. Ils avaient prévenu les voisins. Mais lancer un incendie ? Détruire ? Qu’est-ce qu’ils les empêcheraient ? La nuit venait de tomber, et hormis les étoiles, on ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Par contre, aucune des sœurs n’étaient au courant, à part l’intendante, la Mère supérieure, et les responsables des dortoirs ; Taline et Shivan étaient les seules exceptions, en ajoutant Gona à qui elles n’avaient rien pu cachés.
Ce ne fut qu’après le dîner que l’on vint la chercher. Elle quittait la table, dans la grande cuisine commune, accompagnée de ses deux amies, quand passant la porte, Sœur Anahit, l’intendante, qui ne s’était pas montrée de tout le repas, la héla :
« Shivan, s’il te plait.
- Oui ma sœur ?
Taline et Gona s’arrêtèrent à ses côtés, hésitant à continuer mais un simple regard ennuyé de la sœur replète leur firent comprendre qu’elles n’étaient pas invitées.
- Bon ben… à demain, lança Shivan d’une voix faible.
- A demain, grommela Taline, inquiète, avant d’entraîner Gona à peu plus loin en discutant follement. Shivan se sentit soudain ennuyée. Pourquoi elle ? Pourquoi avait-elle du être chargée d’un gamin.
Sœur Anahit la conduisit hors du cloître. Shivan laissa son regard errer sur le petit jardin intérieur, de l’autre côté des colonnades, qui crissait sous le vent et les insectes à cette heure de la nuit. Aucune lumière n’était allumée, et ce fut à l’aveuglette qu’elles avancèrent dans la cour vers la même pièce, où trois ans auparavant.
Elle n’avait pas changé ; on avait simplement ajouté des canapés pour faire de la place à tout le monde - les quatre Janissaires, le vieil homme, les deux gardes et le gamin planqué, comme Shivan l’avait pressenti, déjà assis, droits comme des piquets. Le plus jeune, d’une douzaine d’année, était resté par terre, les jambes croisés, tout en écoutant attentivement. Sœur Sherker, sur un pouf de l’autre côté de la table, attendait visiblement que les deux invitées s’installent.
Un des gardes, un homme d’une vingtaine d’année, ou peut-être plus, parce que sa longue barbe brun clair tressée rendait difficile toute analyse, ainsi que sa bâtisse, tout en muscle, avec un poignet aussi gros que le coude de Shivan ; mais ses yeux étaient aussi bleus que ceux de Keyble, et sa peau aussi blanche.
« Vous ne nous ramenez pas l’enfant ! tonna-t-il
- Keyble est un petit garçon de trois ans, qui a besoin de sommeil. Après cette conversation, nous vous emmènerons dans sa chambre pour que vous puissiez le voir
- Pourquoi pas maintenant ?
- Et causer le trouble parmi nos sœurs ? Hors de question. Votre manque de confiance est consternant. Si nous avions cherché à vous mettre des bâtons dans les roues, nous aurions sommer la milice de vous accueillir si vous tentiez de pénétrer ces lieux. Avons-nous proférer la moindre menace en votre encontre ?
- Du calme, Niark, fit le vieil homme qui força le dit garde à s’asseoir.
Shivan, plantée devant la porte, trouva enfin le courage d’avancer et de s’asseoir sur une banquette, juste à côté de la table. On avait servi du thé et des gâteaux, mais son estomac se compactait trop pour qu’ils lui fassent envie. La moindre bouchée provoquerait plutôt une nausée.
- Nous vous prions de nous excuser, Madame, grogna le vieil homme, d’une voix bourrue et en ne prenant pas la peine d’articuler, avec son accent à couper au couteau. Il ne devait pas avoir de nombreuses occasions de ne pratiquer la langue du pays. Voici une lettre de notre Seigneur, le Grand Shiavut en personne, signée de sa main. Comme vous pourrez le lire, il a de grands soupçons à propos de l’identité de Keyble (il écorcha le nom comme s’il avait physiquement mal en le prononçant), et c’est pour cette raison que nous nous trouvons ici. Veuillez nous excuser de notre conduite, nous ne nous étions pas attendus à rencontrer l’enfant de cette manière, et nous avons chercher à vérifier s’il s’agissait bien de celui que nous pensions.
Il sortit de sous sa grande capeline claire, qu’il avait conservé, un parchemin roulé et cacheté, qu’il tendit à Sœur Sherker.
- Pourquoi aurions nous deux de vos rejetons, répliqua Sœur Anahit en pinçant du nez. Un, c’est déjà bien assez !
- Silence, ma sœur, coupa Sœur Sherker. Si je donne foi à cette missive, le Seigneur Shiavut prétend que notre Keyble serait en réalité son fils disparu.
Shivan redressa la tête pour la tourner, les yeux écarquillés. Comment cela ? Cela ne faisait aucun sens ! Ses mains se refermèrent sur sa bouche pour lui éviter de gémir, et hurler que cela ne pouvait être vrai.
Ils voulaient reprendre Keyble et l’en retourner à leurs coutumes barbares. Shivan étouffa un hoquet. Les deux autres sœurs, quant à elles, demeuraient parfaitement stoïques et indifférente au désarroi de la jeune femme.
- D’où lui viennent ces allégations ?
- Je ne sais, Madame. Mais je sais qu’un enfant ne peut être à votre charge que s’il n’a pas de famille digne de ce nom qui puisse s’occuper de lui. Nous sommes sa famille.
Shivan entendit murmurer Sœur Anahit qu’ils n’avaient rien d’une famille convenable, et Shivan ne put qu’acquiescer intérieurement. Mais ce fut Sœur Sherker qui résuma, comme à son habitude, la situation avec les bons mots.
- Je comprends votre impatience. Mais Keyble a été notre enfant pendant toutes ces années. Nous avons pris soin de lui comme de notre propre fils, nous avons été sa maison. Comment pensez-vous que nous puissions réagir quand de parfaits inconnus débarquent chez nous et prétendent avoir le droit de nous l’enlever. Pourquoi votre chef n’est-il pas ici ? Il doit bien avoir une femme, pourquoi n’a-t-elle pas fait le chemin ? Ne me dites pas que les routes sont si dangereuses, tout le monde connait votre talent pour les choses de la guerre.
Personne ne parla pendant un moment, avant que Sœur Sherker ne reprenne, ayant terminé la lecture de la lettre.
- Son honneur, commença-t-elle, visiblement étonnée, propose d’en référer à l’empereur.
- Seulement si vous le désirez.
Sœur Sherker soupira, et Shivan se prit à vouloir faire de même. Les deux gardes, au contraire, plissèrent des yeux, ignorant probablement cette partie de la proposition.
- Vous ne souhaitez pas… repartir avec l’enfant ?
- Nous devons enquêter sur ce qui s’est passé. Et nous devons laisser l’occasion à sa majesté de voir l’enfant et de déterminer s’il s’agit de lui ou non.
- L’emmener au cloître le plus proche ?
- Si nous établissons que c’est lui, vous ne pouvez légalement le conserver. La transition sera plus facile pour lui.
- Quel légalisme.
Les Janissaires avaient du se rendre compte qu’il ne leur était pas autorisé de repartir avec l’enfant. Le pire… combien y’avait-il de chance pour qu’ils se soient trompés et que l’un des leur se trouvent dans un autre cloître de l’empire - Sœur Anahit n’avait pas tord ? L’argument néanmoins, avait fait mouche, et Sœur Sherker pinçait ses lèvres encore plus fermement que d’habitude, les poings serrés, signe qu’elle n’avait pas d’excuses à leur opposer.
Tant que Shivan restait avec elles… Il ne s’agissait pas de le garder ; un enfant adopté était un enfant à charge en moins - seulement…
- Bien, nous vous donnerons notre réponse demain. Avez-vous un endroit où dormir ? accorda la Mère Supérieure, pour conclure la discussion. Elle n’avait pas du durer plus de dix minutes.
- Nous nous débrouillerons.
- Sœur Anahit va vous conduire à la chambre de Keyble, pour que vous puissiez le voir.
- Comment garantir que vous ne l’enlèverez pas au cours de la nuit, demanda l’homme à barbe.
Le vieil homme ne le fit pas taire. Le manque de confiance envers la parole de sa supérieure ne prédisait rien de bon.
- Je me répète, mais si nous avions désiré vous empêcher de voir Keyble, cela serait déjà fait. Nous étions au courant de votre présence, vous vous en doutez bien… après avoir pris à partie une de nos novices… Messieurs.
- Si vous voulez bien me suivre.
Ils se levèrent comme un seul homme, s’inclinèrent sans un mot, et suivirent Sœur Anahit d’un pas lourd et militaire, hormis le gamin, qui attendit que ses ainés soient sortis pour sautiller derrière eux. Cela lui valut une claque, qui résonna. Le silence finit par s’installer.
- Ma sœur, vous ne pouvez… hurla presque Sofian, le doigt pointé vers la porte. Vous ne pouvez pas le leur laisser !
- Et que dois-je faire, coupa Sœur Sherker. Dis le moi, si tu as une idée grandiose. Vas-tu défier le Grand Shiavut ?
Shivan baissa la tête, penaude. Sœur Sherker la prit par l’épaule.
- Il ne faut pas te laisser aveugler. Les Janissaires sont cruels, mais non stupides. Le Grand Shiavut nous a fait une proposition tout à fait raisonnable. Keyble restera dans nos murs, dans la capitale, le temps de déterminer si l’enfant est bien celui qu’il croit, et s’il ne peut pas en découvrir plus sur son enlèvement…
- Ne peut-il y avoir une erreur ?
- Nous ne le saurons qu’une fois arrivés là-bas.
- Vous devrez accompagner les… ? s’étrangla Shivan.
Qui pourrait remplacer Sœur Sheker ? Sœur Anahit ? Sa mine s’assombrit immédiatement. Elle était aussi rêche et amusante qu’une truie.
- Pas moi. Le mieux serait que tu y ailles.
- Comment ?
Shivan n’avait pas voulu élever la voix, mais elle s’était attendue à tout sauf à cette réponse.
- Tu es celle à qui Keyble est le plus attaché ; Mère Machin te l’avait confié. D’ailleurs, elle se trouve au cloître de la capitale - elle pourra vous y accueillir et reprendre l’affaire en main. Tu ne seras pas seule.
- Même sur le trajet ?
- Tu imagines nos invités capables de s’occuper d’un enfant ?
Chapitre 5
3 jours plus tard
Le Grand Shiavut possédait des dons de stratège digne de son rang. Les Orphelines n’avaient opposé aucune résistance après la lecture de la lettre qu’il leur avait adressée, et elles s’étaient pliées à toutes leurs exigences. Cela ne représentait cependant pas une grande victoire, seulement une première étape ; celle d’amener l’enfant plus prêt. Nurzhan ignorait ce qu’il en serait. A part que l’empereur ne s’interposerait pas pour une question de détail qui risquait de lui mettre à dos l’ensemble de son armée, ainsi que son potentiel futur chef - enfin, cela restait à voir.
Les Orphelines jouèrent le jeu au point de leur offrir une calèche, de meilleure qualité, pour le transport de leur prince. L’intérieur était capitonné, les banquettes, de couleur pâles, faisaient le même bruit que le pelage d’un chat quand on les touchait, et de larges pans de tentures cachaient les ouvertures - ils allaient étouffer. Et enfermé entre quatre pans de bois toute la journée, comment l’enfant allait-il réagir ? Pourri gâté qu’il était en plus.
Shivan l’avait vêtu, ce matin. Nurzhan, chargé de transporter les affaires du prince, qui tenaient dans un sac, tâche visiblement à sa portée, avait voulu se glisser dans la pièce le plus rapidement possible. Il ignorait ce qu’on avait dit aux Sœurs, cela ne les empêchaient pas de ne pas l’ignorer. Elles murmuraient toujours sur son passage, et il avait failli se faire écraser les doigts par pure inadvertance, évidemment.
Et une fois dans la chambre, il avait à supporter les couinements de l’enfant en pleurs. Il n’avait pas formé une seule pensée cohérente et Shivan avait du se battre pour le convaincre de mettre un long gilet qui lui arrivait presque au dessous des genoux, qui lui déplaisait apparemment parce qu’elle cachait sa tunique.
- Mais tu ne vas partir tout seul, je viens avec toi !
- Nan, je ne veux pas partir !
- Tu vas retrouver ton papa et ta maman, tu n’es pas content ?
- NAN !
Nurzhan n’avait plus entendu la jeune fille tenter de convaincre l’enfant à la suivre. Mais la manière forte ne s’était pas révélée plus efficace ; il s’était d’abord enfui et Nurzhan avait pu transférer les bagages en silence - Shivan avait trois malles, d’assez grande taille, que Nurzhan était forcé de porter sur le dos à cause du poids. Keyble emportait moins d’affaires, mais la taille de ses bagages n’en restait pas moins suspect. Comment un enfant et une novice qui ne possédaient rien pouvaient avoir autant d’affaires ? Vardo lui-même les avait regardé avec insistance, en passant dans la cour avec la Mère Supérieure. Même s’il était tout le temps bourru, Nurzhan n’avait pu manquer son air réprobateur, à moins qu’il ne s’inquiétât simplement du surplus de poids.
Il n’avait fait aucune remarque sur le comportement de l’enfant.
Nurzhan ne se priverait pas de faire un rapport détaillé à Jyrghal. Il était malheureux qu’il soit si jeune, car la mauvaise influence des Vohu n’avait pas encore pu faire trop de dommages, même si son caractère était exécrable, il en était convaincu.
Puis vint l’heure des adieux, larmoyants. Personne ne s’était jamais intéressé à ce qu’il pouvait bien devenir, alors la multiplication d’embrassades, les larmes dans les yeux des jeunes filles le laissèrent de marbre. Au bout d’une semaine, tout le monde se serait habitué à leur absence et la capitale offrirait une telle distraction que la novice n’aurait pas le temps de regretter qui que ce soit. Elle tentait de se montrer digne, affectant un regard perdu et une expression neutre, alors que la Mère Supérieure lui dictait ses dernières instructions sous une avalanche de mielleuserie, parce qu’elle la regretterait, et qu’elle devrait faire attention, patati patata.
On avait installé le carosse dans la grande cour, dont le blanc des murs reflétait le soleil qui se levait à peine et qui donnait l’impression que la journée était plus avancée qu’elle ne l’était réellement. On avait fixé le départ à l’aube, pour ne gêner personne, bien que le chaos provoqué par le mioche avait du réveiller la moitié du cloître, et que toutes les Sœurs s’étaient chargées d’assurer la sécurité, comme si on ne pouvait pas faire confiance à des Janissaires après avoir conclu un arrangement avec eux. Beaucoup déjeunaient à présent et seul un petit comité s’était dévolu pour leur souhaiter bonne route et apporter des provisions.
Nark et Idir chevauchaient déjà leur monture et attendaient à l’extérieur, faisant le guet. Vardo s’était occupé des dernières vérifications, et attendait patiemment que le bambin - Nurzhan répugnait à présent de l’appeler par son nom une chose aussi insignifiante avec un prénom de toute manière affreux, monte dans la calèche. Shivan se dépêcha de s’incliner devant sa supérieure, et pour couper court à toute protestation, prit l’enfant dans ses bras, et s’enferma dans le carrosse. L’enfant du s’y plaire, car il n’émit aucune protestation.
- Tout est prêt ? Est-ce que nous vous avons fourni tout ce dont vous avez besoin ? Vous êtes certains que vous ne manquerez de rien ; nous avons des couvertures et…
- Il fait aussi chaud ici qu’à la Capitale, se contenta de répondre laconiquement Vardo.
Il ne lui serait même pas venu à l’idée de mettre en danger la vie de sa mission. Quant au confort, il s’était plié aux exigences des Vohu sans broncher ; ce n’était que du détail, elles payaient, et s’il fallait en passer par là pour éviter une guerre ouverte. Il avait simplement insisté à ce que tout reste discret.
- Bien, bien, je vous fais confiance. Vous déposerez l’enfant au temple de la capitale…
- Le Grand Shiavut ne fait pas de promesses en l’air. S’il a accepté cette éventualité, vos scrupules sont insultants.
Sœur Sherker pinça subitement des lèvres, plus qu’à l’accoutumé, et se contenta de cracher
- Je tiens à revoir ma novice vivante. Pour les garanties que vous offrez, mon inquiétude est la moindre des choses que je puisse faire. Si tout est paré, je vous prierai de partir sur le champ.
- Comme il vous plaira, grommela Vardo.
Maintenant qu’il n’avait plus à prendre de pincettes avec ces bonnes femmes, le vieux soldat ne s’était pas privé de les remettre à leur place.
Nurzhan se précipita donc à l’intérieur du carrosse pour donner le change. Shivan s’était enfoncé dans la banquette, l’air sombre, encore plus dépressive pas la pénombre de la pièce, et ses doigts écartaient légèrement la tenture de la fenêtre pour dégager la vue. Son autre main serrait un sac de cuir brun tanné de manière compulsive. Le môme tapotait ses doigts contre le taffetas du siège, intéressé par la texture. Certains de ses jouets, des petits chevaux en bois trainaient déjà sur le sol, déjà délaissé. Le gamin ne regretterait rien. Il n’était plus qu’à espérer qu’il ne s’ennuyât pas trop rapidement.
Les chevaux se mirent en branle, entrainant le coche. Le marmot fut déstabilisé, et éclata de rire. Shivan ne broncha pas, et continua à regarder par delà la fenêtre.
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La calèche s’arrêta pour la première nuit, et Nurzhan avait pu observer le visage de Shivan se décomposer au fur à mesure qu’ils s’étaient éloignés de la dernière ville. Peut-être avait-elle cru qu’ils loueraient une chambre.
- Impossible, expliqua Nurzhan. Nous somme trop loin des frontières, on ne accepterait jamais dans une auberge.
Plus près de la capitale, ils pourraient se permettre un tel luxe. On les prendrait pour un groupe de gardes spécialement dépêchés pour accompagner une personne de haute dignité, ce qui se rapprochait assez de la vérité, à vrai dire, même si d’habitude l’Empereur confiait ses stupides besognes à des sous fifres de sa garde. Un iç oghlan ne se rabaisserait pas pour si peu. Par contre, dans les terres intérieures, ce serait d’une toute autre facture, et on les aurait arrêtés le pied à peine posé dans la première auberge du coin.
- Mais… on ne pourra pas ! C’est trop risqué. Et comment font vos marchands ?
- On peut très bien se débrouiller, merci bien !
Nurzhan était outré que l’on puisse doute de leur capacité à exploser les bandes de pillards alentour.
- Et puis, c’est la même chose pour nos marchands, qu’est-ce que vous croyez.
- Il y a un enfant avec nous…
- On a fait le trajet aller sans problème, répliqua Nurzhan en haussant les épaules.
- Il n’y a pas eu d’attaque ?
- Les gens ont peur de nous, ricana Nurzhan.
Eux, au moins, savaient être respectueux, à défaut d’être agréable. Nurzhan en venait presque à le regretter, cela aurait mit un peu de piment dans le voyage. Certes, c’était très beau, dehors, et pour l’instant, il avait encore droit au paysage vallonné de piémont, tout érodé, au point de n’être plus que de grand gigantesques collines arrondies. Chacune avait sa propre forme ; celle qu’ils venaient de dépasser s’étalait beaucoup plus que les précédentes, sans atteindre leur hauteur. Boisée sur ses sommets, sa pente plus douce était réservée aux pâturages. Nurzhan devinait également des cépages - il n'en avait aperçu qu'un petit bout, l'orientation ne jouant pas en sa faveur cette fois là. Mais une fois qu'ils se seraient rapprochés de la capitale, l'horizon redeviendrait d'un plat confondant.
C'était dommage qu'il ne puisse pas aller plus à l'est. Un soir, Jyrghal avait accueilli dans sa tente un vieil officier en poste de ce côté de la frontière. L'on l'y avait mis car Sorel était en paix et ne chercherait pas les mouises non plus. Nurzhan ne se souvenait plus du nom de l'invité. Son apparence, par contre, l'avait marqué : il ne marchait plus droit, tout appuyé sur sa canne qu'il était, en flottant dans des vêtements trop grand, et lui manquait un nombre innombrable de doigts à ses mains, et de dents dans la bouche. Pourtant alors que Nurzhan servait le souper, le vieux grincheux lui avait arraché la carafe de vin avec une force prodigieuse. Le respect aux aînés, il avait bon goût! Après s'être tapé une bonne demi-rasade de piquette à lui tout seul, les langues s'étaient déliées, et le vieux schnock s'était mis à raconter la vie là haut, dans la montagne.
Tout y était froid, sauf le ciel, d'un bleu limpide, plus limpide que celui de la steppe, quand le soleil tapait et aidait à brûler les corps des vaincus. Sauf quand venait la tempête, la bise et le brouillard. La neige... Nurzhan n'en avait jamais entendu parler auparavant, de cette eau solide blanche comme un linge, mais depuis, il rêvait de pouvoir y goûter.
Seulement, en revenant vers la capitale, tout redeviendrait plat, chaud et ennuyeux, et Nurzhan n'aurait plus qu'à espérer une bonne guerre sur la façade est. Pure chimère, aussi chimérique que de voir les siens reprendre leur indépendance, comme lorsqu'ils dominaient les plaines, parce que les montages étaient de l'autre côté du royaume, et que les Janissaires n'étaient pas seigneurs des montagnes. C'était tout juste bon à y foutre un banni qu'on ne pouvait pas buter dans son sommeil.
Et avec le retour du marmot, cela devenait encore plus improbable. En suppliant bien Jyrghal, peut-être qu'il aurait pu... Enfin, le marmot s'en fichait pas mal de tout ça, après tout, et Jyrghal aussi, probablement.
Shivan interrompit ses pensées. La jeune fille devait s'être lassé de contempler les routes
- Comment est-ce, la capitale?
- J'en sais fichtre rien.
- Tu n'y aies jamais allé?
Si, bien sur que si. Enfin, pas récemment. C'était une ville immonde, gigantesque, en brique, et le palais impérial ne valait pas mieux. Que voulait-il qu'il lui dise. En plus, elle venait de le tutoyer, et Nurzhan ne s'était pas préparé à faire la conversation avec une fille, qui plus est plus âgée que lui.
- Pas vraiment.
Elle dut sentir qu'il n'avait pas envie de parler, et le reste de la journée se passa dans le silence.