Evanghell:01
originale, pg, ~4700 mots
Ils l’avaient nommée Etoile et accrochée haut dans le ciel, emprisonnée dans une cage d’or et d’argent. C’était au commencement du monde, quand l’univers était encore jeune et plein de promesses. Ils avaient ensuite bâti leurs villes dans les airs, grandes structures flottantes à l’architecture complexe. Les hommes étaient si ambitieux…
Etoile n’était qu’une lueur à l’époque, une petite lueur brillant dans le noir, mais sa conscience flottait déjà. Pendant sa croissance elle observa avidement les générations défiler, atteignant leur summum avant de toucher leur fin. Le temps passa et elle grandit, grandit jusqu’à devenir un magnifique astre brillant de mille feux.
Etoile était amoureuse. Son âme lui avait été volée, capturée par une fascinante entité. C’était contraire à toutes les règles de la nature, de l’univers, c’était un interdit instauré depuis la nuit des temps, impérissable et sacré.
C’était une blessure qui ne se refermait pas, et un jour, Etoile décida de rejoindre son bien-aimé. L’histoire aller recommencer. Le monde fut plongé dans le noir, et Junkoku commença son déclin.
Evanghell
Chapitre 1
[Au dessus d’Aéra 3]
« Ce paysage est effroyablement laid. »
La voix grave de son compagnon à travers le brouhaha de la salle le tira de sa contemplation. Raidon soupira et se retourna, un faible sourire aux lèvres. Il ne répondit pas et reconcentra son attention sur les alentours.
Le vaisseau de croisière planait doucement au dessus d’Aéra 3, au dessus de la poussière et de la pollution. En contraste, Evanesca, la cité des plaisirs qui se situait juste au dessus, étincelait de splendeur. Raidon savait que feu son père en avait pris possession peu de temps avant sa mort. Evanesca n’était qu’un havre de verdure exotique perdu entre l’immensité des gratte-ciel d’Aréa 2, mais ses souterrains regorgeaient de secrets et de trésors accessibles uniquement à leurs semblables. Ils n’étaient pas des dieux pour rien, comme disait son père… Cette phrase lui donnait immanquablement l’envie de rire.
Satou lui tendit un verre de vin et il le remercia d’un signe de tête, perdu dans ses pensées. Il y avait tant à faire… Il était l’unique propriétaire du domaine Kondô à présent. Sa première préoccupation avait été de se débarrasser du réseau de son père pour y placer le sien, plus fiable et surtout plus fidèle. La purge n’avait pas été facile, le sang avait coulé et de nombreux quartiers décimés.
« Nous allons bientôt arriver... »
Obtenir le pouvoir était une chose, assurer la succession en était une autre. Evidemment, toutes les familles d’Himel courtisaient l’homme parvenu à la tête des Kondô, le nom le plus prestigieux de Junkoku. Junkoku était une ville des plus étranges, et ses occupants les plus biaisés au monde.
« Nous sommes Dieux, nous, habitants d’Aéra 1, » proclamait son père dans ses moments de grande éloquence.
Des divinités ? Ils vivaient peut-être en haut, suspendus dans le ciel dans leurs domaines merveilleux, mais c’étaient des hommes comme les autres. Orgueilleux, méprisant et horriblement cruels, vivant des fruits que Mère Nature leur avait donnés et qu’ils refusaient de partager. S’ils étaient Dieux, alors rien ni personne ne les punirait pour leur pêchés ?
« Raidon-san ? Nous allons bientôt arriver, répéta Satou, les yeux ancrés dans les siens. Vous ne semblez pas dans votre assiette…
- Je réfléchissais. »
Il laissa échapper un petit rire et observa Satou, parfait Satou aux manières élégantes et suaves, au charme envoûtant.
« Nous vivons dans un monde bien étrange, tu ne trouves pas ? demanda-t-il, plissant ses yeux argentés.
- Nous n’avons pas à nous plaindre, j’imagine. Vous semblez bien triste pour un homme venant enfin d’obtenir le plus grand pouvoir d’Himel, » commenta Satou.
Il semblait tendu, même si son sourire ne quittait pas ses lèvres.
« Vous avez eu ce que vous vouliez, non ?
- A t’entendre, je devrais me réjouir de la mort de mon père, » plaisanta Raidon.
Et si ses yeux observaient la moindre réaction de Satou, son sourire était du plus sucré des miels. Il était conscient des bruits de couloir qui circulaient. Les rumeurs disaient qu’il avait planifié l’assassinat d’Hoshi Kondô, qu’il avait monté les clans les uns contre les autres et qu’il avait réussi à mettre le Conseil dans sa poche. Si seulement ils savaient…
Satou lui rendit un regard égal, les lèvres pincées. Il ne répondrait pas à la provocation en public, savait Raidon. Pas quand la moitié des occupants du vaisseau était composée de fils de familles nobles, tout comme la sienne. De familles divines, aurait dit son père, mais le vieil imbécile était mort à présent.
Evanesca apparut dans leur champ de vision par la grande baie vitrée à l’arrière du vaisseau. Sa beauté contrastait violemment avec le paysage froid et gris que présentait Aéra 3, entre les bâtiments décrépis et les routes bétonnées. La Cité des Plaisirs brillait sous les rayons du soleil matinal. Ses hautes tours touchaient presque le dôme séparant Aéra 2 d’Himel, pics longilignes aux reflets bleus et argent. Ses habitants étaient des êtres étranges, versés dans l’art de la guérison, de la musique, du chant ou de la prédiction. C’était le lieu où résidait l’Enfant Céleste, après tout.
Le vaisseau amorça un demi-tour sur lui-même et se stabilisa dans une brève secousse au dessus de l’aire d’atterrissage.
« Il serait temps de regagner nos sièges, » dit Satou.
Raidon acquiesça et le suivit vers leur cabine. Il croisa sans les regarder deux jeunes femmes qui passaient dans le couloir, vêtues de leur kimono doré. Il n’avait jamais compris ce besoin presque compulsif de son père d’emmener tous ses gens avec lui en déplacement, habitude que prenait à présent sa suite sans même le consulter. Et ça avait don de l’agacer. Il ne dirait rien pour le moment, mais les choses allaient changer. Les choses changent toujours, lorsqu’on entre dans une nouvelle ère.
Il s’installa dans son fauteuil en cuir et prit entre ses doigts la coupe de vin que Satou lui tendait.
« C’est la dernière visite programmée avant notre retour, murmura l’autre homme. Vous allez bientôt souffler un peu, Raidon-san… »
Raidon ne répondit pas. Il laissa tomber sa tête en arrière et contempla le plafond, activité qu’il considérait comme hautement improductive mais aussi franchement reposante. Il pouvait fermer les yeux. Le vaisseau vibrait imperceptiblement, traversant une petite zone de perturbation. Aucune secousse, toutefois. Raidon se sentit sourire. Il savait bien que prendre le vaisseau préféré de son père était la chose à faire. Son père…
« Ah, ce n’est pas vrai… ! »
Etait-ce lui où il commençait à développer une fascination morbide pour l’œuvre dégénérée d’Hoshi ? Cette pensée, en plus d’être troublante, avait des accents effrayants. Peut-être que l’âme de son père le hantait, incapable de trouver le repos après la mort violente dont il avait été victime. Même disparu, il parvenait à maintenir une pression énorme sur son fils. Raidon en était douloureusement conscient, même s’il faisait de son mieux pour l’ignorer. Vaguement ennuyé, il prit note de brûler toutes les affaires d’Hoshi quand il rentrerait au manoir.
Satou avait eu la délicatesse de ne pas rebondir sur sa dernière phrase, sachant pertinemment comment la moindre parole sortant de sa bouche serait accueillie. Satou était intelligent, chaleureux et incroyablement perspicace. C’était aussi le plus grand manipulateur du monde, le plus charmant des marionnettistes vivant sur Himel… Le plus beau cadeau que son père ne lui ait jamais offert, un ami prêt à vous planter un poignard dans le dos. Nul doute que Raidon était sous pression…
Mais qu’importait tous ces détails. Raidon avait quelque chose à faire, et la première étape était à Evanesca.
¤¤¤
[Aéra 3, district 104]
Le vent soufflait en bourrasques dans les rues, rendant sa progression pénible. Les yeux mi-clos pour avancer à travers les grands nuages de poussière soulevés, la silhouette bifurqua dans une ruelle pour échapper à la tempête. Kahei se frotta les yeux et murmura quelques malédictions bien senties à l’intention du vent, de la nature et de la vie en général. De sale humeur, il regarda autour de lui. Il n’y avait pas âme qui vive dans le coin, personne n’étant assez fou pour s’aventurer dehors sous ce temps de chien. De grosses gouttes de pluie sale commençaient justement à tomber, provoquant immédiatement une nouvelle avalanche de jurons.
Agacé, Kahei s’engouffra dans le premier hall d’immeuble venu. C’était un vieux bâtiment sale et décrépi, assez représentatif du quartier en somme. Il n’avait plus qu’à espérer qu’il ne faudrait pas des heures pour que le déluge s’arrête.
« C’est pas comme si j’avais que ça à faire… »
Il alluma une cigarette, puis fit jouer son épaule douloureuse, vestige d’une bagarre qui avait mal tournée (à son opinion, puisqu’il avait été touché). Il ne faudrait probablement que deux secondes à Toshi pour la lui soigner, sous réserve qu’il soit dans un de ses beaux jours et qu’il ne sente pas obligé de jouer les petites pestes. Ce qui, Kahei regrettait de se l’avouer, était fort peu probable.
Kahei était un joli garçon. Orphelin, déscolarisé et violent, la société d’Aéra 3 n’avait pas voulu de lui. Après tout, dans un monde si pauvre, il n’y avait pas d’autres solutions que d’éliminer les plus fragiles. Le gouvernement fantoche en place avait beau vouloir maintenir un semblant d’ordre dans les rues crasseuses de l’Aréa, il n’avait strictement aucune influence dans bon nombre de districts. Et cela arrangeait bien Kahei. Celui qu’on appelait l’électron libre d’Aéra 3 était bien trop plongé jusqu’au cou dans des histoires de contrebande pour ne pas se retrouver dans une cellule aseptisée du Kremlin s’il se faisait attraper. Pas comme si cela arriverait de sitôt.
Il poussa un petit soupir. Le long manteau troué dans lequel il s’était enveloppé pour se protéger des éléments pendait lamentablement autour de lui, vexant son sens de l’esthétisme. Il hésitait entre la colère et la résignation. L’entrepôt qu’il venait de visiter était vide, sans aucune des marchandises qu’il était censé récupérer pour son client. Les renseignements qu’on lui avait donnés étaient faux, ce qui était étonnant de la part de son commanditaire. C’était… inquiétant. Il irait vérifier les autres entrepôts alentours une fois que la pluie aurait cessé pour avoir le cœur net, mais cela se présentait plutôt mal.
Il soupira encore - c’était sa journée. Il ferait peut-être mieux de tout simplement abandonner et de rentrer. Toshi devait l’attendre dans le district 112, se dit Kahei. A cette pensée, son visage se ferma et ses yeux s’assombrirent un instant. Il espérait que le petit imbécile ne s’était pas perdu en vagabondant comme il le faisait d’habitude. S’il fallait lui casser les jambes pour éviter qu’il aille errer dans les districts, Kahei n’hésiterait pas un seul instant.
« Cet endroit est affreux, » dit soudain une voix.
Les marches grincèrent pendant qu’une ou deux personnes descendaient des étages supérieurs, et presque immédiatement, Kahei sentit l’odeur caractéristique du soufre consommé par les planeurs. Il n’en avait jamais utilisé, mais la description qu’on lui avait donné était assez précise pour qu’il puisse en reconnaître un lorsqu’il y avait affaire. Personne dans Aéra 3 n’était assez riche pour s’offrir une telle machine et l’entretenir, par conséquent… ces gens venaient du monde d’en haut. Sans se poser de questions, il écrasa sa cigarette et se glissa sous la cage d’escalier sale et jaunie, assez large pour l’accueillir sans peine.
« Vous êtes cruelle…
- Cesse de me vouvoyer, Nean, tu vois bien qu’il n’y a personne ici. Ou alors c’est une tentative médiocre de flirt très certainement vouée à l’échec ?
- … ça ne me viendrait même pas à l’esprit. »
La femme eut un reniflement moqueur et pénétra dans le hall, entrant dans le champ de vision de Kahei. Elle était plutôt jolie. Des cheveux noirs de jais entouraient son visage aux traits fins et aristocratiques, dont l’expression avait viré au scepticisme quand elle contempla le hall minable où elle avait atterri. Son habit était sobre et visiblement coupé dans du bon tissu. Il ne fallait pas être spécialement malin pour voir qu’elle n’était pas d’Aréa 3. L’homme qui l’accompagnait était grand, bien bâti. Kahei soupçonnait la petite bosse qui dépassait de sa poche d’être une arme automatique, équipements qu’on croisait rarement dans ces bas quartiers. Ses yeux gris étaient placides, quoique profondément ennuyés.
« Kagami, je t’ai déconseillé de venir. Il devrait être dans le coin… Tu ferais mieux d’attendre ici pendant que je vais jeter un coup d’œil dehors.
- Et manquer ce qu’il y a de plus intéressant ? » La femme eut un petit rire. « Mais c’est hors de question, je ne suis pas du genre à rester derrière quand il faut agir. En plus, vu la tempête, tu ne le trouveras jamais. S’il n’est pas stupide, il s’est abrité quelque part pour attendre la fin de ce déluge.
- Je ne reviens pas sur mon jugement, soupira l’homme. Tu es vraiment agaçante.
- Au moins un point sur lequel on est d’accord. »
La femme nommée Kagami battit des paupières et observa les alentours, balayant la cachette de Kahei du regard sans le voir.
« Cet immeuble est vraiment laid…
- Que veux-tu, lâcha son compagnon, pianotant sur un clavier miniature. Tout n’est pas beau et rose à Junkoku, contrairement à ce que certains peuvent croire.
- Je ne suis pas aussi naïve. »
Pensive, la jeune femme donna un petit coup de talon à un pilier craquelé, observant les fragments bétonnés se détacher pour s’écraser sur le sol inégal. L’immeuble partait bel et bien en morceaux, dans un tel état de décrépitude qu’il était presque désolant qu’il soit encore habité.
« Il y a de plus jolies choses au nord si tu veux savoir, dit Nean, absorbé dans la lecture d’un petit écran. Ce district est l’un des plus vieux d’Area 3, on y trouve surtout des entrepôts.
- Pas uniquement, murmura Kagami.
- Effectivement, pas uniquement. »
L’homme marqua une pause et rempocha son ordinateur, l’air résigné. Il fit craquer ses doigts et dédia un faible sourire à la jolie brune, qui regardait fixement le mégot de cigarette encore fumant écrasé à ses pieds. De sa cachette, Kahei leva les yeux au ciel.
« Si tu n’étais pas là, je n’aurais pas à être aussi délicat, mais j’imagine que le destin est contre moi, dit Nean. Tu permets, Kagami ?
- Fais donc ce que tu as à faire.
- Très bien. »
Le châtain fit volte-face et se tourna vers la cage d’escalier, les yeux étrécis.
« Kahei Endô, et si tu sortais de ta cachette qu’on discute ? »
¤¤¤
[Aéra 2 - Evanesca]
Le garçon passa sa tête à travers la porte et poussa un petit soupir.
« Lindt… Dépêche toi, les invités vont arriver.
- Elle ne se sent pas très bien, murmura Anata, baissant ses lourdes paupières. Elle a refusé de manger ce matin… Cette petite sotte. »
Maseri plissa des yeux. Il hésita un moment avant d’entrer dans la chambre, vêtu de sa longue robe de prêtre. Fin, le teint maladif, il portait l’habit somptueux rouge et noir propre aux hommes de prières d’Evanesca. La façon dont il marchait montrait qu’il n’était pas habitué au poids du lourd tissu qui l’enveloppait. N’atteignant pas encore la vingtaine, Maseri détonnait aux côtés des autres prêtres, dans la force de l’âge pour ne pas dire décrépis. Accéder à la prêtrise à cet âge était un exploit sans précédent. Beaucoup le trouvait trop jeune pour assurer la fonction qu’il occupait, mais ne disait-on pas que la valeur n’attendait pas le nombre des années ? Maseri espérait pour sa part que le dicton disait vrai.
Lindt était recroquevillée sur sa couche drapée de soie, pâle dans la faible lumière du jour. Anata, sa gardienne, était penchée au dessus d’elle et tenait un linge humide dans sa main. Vêtue de rouge de la tête aux pieds, la stature imposante, Anata était une des figures les plus autoritaires d’Evanesca. Mais malgré son tempérament revêche, elle était entièrement dévouée à sa petite maîtresse et la suivait partout comme son ombre, indifférente à ce que pouvaient penser les gens. Si Lindt était malade, Anata devait être pétrie d’inquiétude.
Maseri s’approcha du lit et observa le visage de la petite fille. La noirceur de ses cheveux contrastait violemment avec la blancheur de sa peau, mais ses yeux étaient grands ouverts.
« Qu’il y a-t-il, Lindt, pas envie de te lever ? » demanda t-il d’une voix sereine qui résonna étrangement dans la grande pièce.
Lindt battit des paupières et lui dédia un faible sourire, fragile au milieu de son nid de splendeur. Maseri frôla ses cheveux et toucha son front, une lueur dorée au bout des doigts.
« Je suis fatiguée, dit la voix de Lindt dans son esprit, lointaine et cristalline. J’ai fait un mauvais rêve…
- Tu as eu une vision ?
- Junkoku est en train de mourir… Tout est en train de changer, si vite que je ne peux même pas comprendre ce qu’il se passe…
- Maseri, que raconte t-elle ? demanda Anata, fronçant des sourcils. Je n’aime pas ce genre de messe basse et tu ne devrais pas l’encourager dans cette voie, prêtre de pacotille !
- Dis à Anata que je suis malade, je n’ai pas envie de sortir. S’il te plaît Maseri ? »
Maseri soupira et laissa retomber sa main, sous l’œil amusé de l’enfant. Anata le surplombait de toute sa hauteur, le visage sévère. S’il devait en juger par le froncement de sourcils de la matrone, elle était de mauvaise humeur. Ce qui voulait dire qu’il n’avait pas le droit au moindre faux pas. Maseri se racla la gorge.
« Elle a dû attraper froid cette nuit, lâcha t-il, essayant de paraître sûr de lui. Je propose qu’on la laisse se reposer aujourd’hui.
- Kondô-sama vient d’arriver et voudra certainement la voir, répliqua la gardienne. Nous ne pouvons pas lui faire cet affront !
- Kondô-sama est une personne compréhensive… Non ? »
Difficile à dire puisqu’il n’avait jamais vu l’homme en question. Il n’avait que vaguement entendu parler de Raidon Kondô, récemment promu à la tête du domaine Kondô à la mort d’Hoshi. Maseri avait déjà vu le père, un habitué de ces lieux dont il était le possesseur. La première fois qu’il l’avait croisé, Maseri l’avait trouvé dangereux. Plus calculateur, plus sournois, plus puissant que les autres habitants d’Aéra 1… C’était un homme qu’il ne valait mieux pas avoir comme ennemi. Sa disparition soudaine avait été une surprise, pour ne pas dire un grand choc. Les Kondô étaient une des fondations d’Aéra 1, Himel, comme l’appelait ses occupants. Rien ni personne ne pouvait s’opposer à eux, du haut de leurs domaines infranchissables. Junkoku avait été créé ainsi.
« Tu devrais prévenir les autres que Lindt est indisposée, ajouta-t-il, s’adressant à Anata. Il ne manquerait plus qu’ils organisent les choses autour d’elle.
- C’est un peu tard, marmonna l’imposante femme. Ils sont sur le point d’arriver de toute façon… »
Continuant à grommeler dans sa barbe, elle se leva quand même et quitta la pièce, emportant la bassine d’eau chaude avec elle. Le prêtre retint sa respiration le temps qu’elle s’éloigne puis ferma la porte derrière elle. Il se laissa mollement tomber sur un coin de la couche matelassée, l’air résigné.
« Tu me feras faire n’importe quoi, Lindt.
- Mais je suis vraiment fatiguée… Ce monde est effrayant.
- Bien sûr, mais c’est le nôtre… Le seul que nous ayons, n’est ce pas ? »
Lindt ne répondit pas et ferma les yeux, délicate poupée de porcelaine enfermée dans un cocon. Parfois, Maseri se demandait s’il était sain pour une enfant comme elle de rester à Evanesca, pour répondre au bon plaisir des gens d’Himel. La vie dans Aéra 2 n’était pas difficile, une petite fille, même seule, pouvait parfaitement avoir sa place… Mais Lindt était l’Enfant Céleste, aux prédictions les plus justes de tout Junkoku. Jamais personne ne la libèrerait de sa belle cage dorée.
« Tu veux me montrer ta vision ? Ca te soulagera peut-être.»
Lorsqu’une vision était spontanée, le sceau du secret ne s’appliquait pas et Maseri pouvait demander sans complexe de voir le probable futur. Lindt hocha la tête, et avant qu’il n’ait le temps de reprendre sa respiration, Maseri se retrouva projeté dans un monde noir et écarlate.
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[Aéra 2 - Evanesca ]
« L’Enfant ne se sent pas bien ? Je comprends, dit Raidon. Dans ce cas, veuillez lui transmettre mes vœux de rétablissement.
- Raidon-san… »
Satou avait l’air ennuyé, remarqua Raidon, amusé. Ils avaient fait le voyage à Evanesca pour que chacun puisse rencontrer le nouveau propriétaire des lieux, mais à l’évidence, la moitié de sa suite était venu pour entendre les prédictions de l’Enfant Céleste. Et rien ne faisait plus plaisir à Raidon que de leur refuser ce privilège.
« Qu’il y a-t-il, Satou ? releva-t-il, faussement étonné.
- Vous n’êtes pas curieux de savoir ce que vous réserve l’avenir, Raidon-san ? demanda Satou, quelques plis barrant son front habituellement lisse.
- Pour être tout à fait franc, pas du tout. Ce ne serait pas amusant si notre futur était déjà tracé d’avance… Tu ne trouves pas ? »
Satou murmura quelque chose de neutre en réponse et jeta un regard noir à l’imposante femme en rouge, venue un peu plus tôt leur annoncer la nouvelle. Raidon se contenta de sourire, à l’aise dans cet environnement faste et somptueux. Ils avaient été accueillis par le gérant de la cité puis laissés aux bons soins des geishas, dans un lieu qui semblait être un ancien théâtre rénové. Des danseuses évoluaient lascivement sur l’immense scène, au rythme des musiques aux sons purs et ensorcelants. Un contexte agréable, mais il n’était pas venu pour ça. Il fallait d’abord qu’il se débarrasse de son charmant compagnon, d’une façon ou d’une autre.
« J’aimerais que tu prépares le vaisseau et l’équipage pour le retour, dit-il lentement. Je voudrais être à Himel avant la nuit.
- Déjà ? Mais les autres n’accepteront jamais de quitter la cité aussi vite ! » protesta Satou.
La lueur de suspicion dans les yeux de Satou n’échappa par à Raidon, mais il n’avait pas de temps à accorder à ces petites intrigues contraignantes. Satou pourrait conspirer tant qu’il voulait à leur retour sur Himel.
« Tu vas pouvoir utiliser tes talents d’orateur pour les convaincre, toi qui es si doué, » railla-t-il, adoucissant ses propos d’un sourire.
L’hypocrisie était la valeur la plus sûre de la diplomatie, et Raidon était passé maître en la matière… Surtout avec un professeur comme Satou à ses côtés. Il s’attendait à le voir protester pour tenter de découvrir ses motivations, mais Satou rendit soudain les armes, un peu trop facilement. Raidon pouvait presque voir les rouages de son cerveau se mettre en place comme une machinerie bien huilée, apte à débusquer ses plus noirs secrets. Le principal défaut de Satou était son intelligence redoutable, décida Raidon. Mais l’élégant brun pouvait faire comme bon lui semblait, le chef des Kondô n’avait rien à cacher aujourd’hui.
« Si tel est votre désir… Nous serons de retour sur Himel pour le dîner, » lâcha Satou, esquissant un salut moqueur.
Il tourna les talons et disparut rapidement du champ de vision de Raidon. Bon débarras, pensa le châtain, stoïque. Il allait pouvoir être libre de ses mouvements pendant quelques heures. Rassuré, il se tourna vers la matrone en rouge qui les avait accueillis et qui avait assisté à l’échange.
« J’aimerais voir la bibliothèque de la cité. On dit que c’est une des plus complètes de tout Junkoku…
- Bien sûr, Kondô-sama. Et cette bibliothèque est à vous, je vous rappelle, » lâcha sèchement la femme.
Une fausse note claqua à ses paroles, suivi d’un son discordant. Ecarlate, le musicien fautif murmura une brève excuse et reprit son morceau, les yeux obstinément fixés sur les danseuses figées dans une posture étrangement rigide. Au fin fond de la salle, quelqu’un chuchota le mot protocole, mais il fut vite perdu sous les murmures.
« Je vais vous conduire à votre bibliothèque, continua la femme, insensible à la tension ambiante. Suivez-moi et faites attention à ne pas vous perdre, les couloirs sont labyrinthiques. »
Elle n’attendit pas sa réponse et tourna des talons, drapée dans une dignité sévère et sans fioritures. Plus qu’un manque de courtoisie, c’était complètement contre étiquette… C’était décidé. Raidon venait de trouver l’amour de sa vie, doté d’épaules carrées et d’une humeur massacrante. Profondément amusé, il ignora les mines pâles et défaites des autres occupants de la pièce et emboîta le pas à la femme en rouge, croisant juste les doigts pour qu’elle ne se décide pas à le semer.
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[Junkoku]
Il faisait tout noir, l’air était glacial. Son âme vagabondait entre les dimensions, incapable de se raccrocher à la moindre réalité. C’était déstabilisant, presque effrayant. Et c’était le genre de chose que Lindt vivait quotidiennement, pensa Maseri. Ballotté selon le vouloir de puissances occultes, au gré de leurs caprices impénétrables…
Mais il était patient. Ses sens le quittaient, l’abandonnaient, le laissant nu et sans défense dans cet univers charbonneux. Lindt n’était pas à ses côtés, et c’était la première fois qu’il se retrouvait seul dans une vision. D’habitude, la présence apaisante de l’Enfant Céleste était là, prête à le sortir du rêve si besoin. Un petit frisson parcourut son corps désincarné qu’il réprima du mieux qu’il put.
Et puis soudain, un paysage connu apparut devant ses yeux. C’était Junkoku, vu du dessus. L’énorme barrière opaque entourant entièrement la ville était visible des hauteurs, masquée par des nuages épais et moutonneux. Plus bas, de magnifiques contrées dévalaient sous ses yeux, merveilleuses, presque féeriques. Himel, le paradis de Junkoku.
C’était un contraste violent avec les étendues arides et déchirées d’Aéra 4 en contrebas, atteintes d’une gangrène sombre et écarlate. Comment un même univers pouvait-il héberger deux mondes aussi différents, paradis contre enfer ? C’était une aberration instaurée par les fondateurs, imbus de leurs propres pouvoirs. Quand Aéra 1 brillait de mille feux, resplendissant de gloire et de beauté, Aéra 4 agonisait, toutes ses ressources absorbées par sa sœur si céleste.
Une énormité créée par les dieux que rien ne pouvait changer. Les dômes séparant chaque Aéra préservait cet équilibre tronqué, que même la nature avait fini par accepter. Aéra 1 était Eden, Aéra 2 l’enfant béni, Aéra 3 la sœur lésée et Aéra 4 les portes de l’enfer, volée de sa substance par les trois autres. Un ordre devenu immuable, que tous les habitants de Junkoku acceptaient et reconnaissaient. Du moins, en apparence…
La vision se fit soudain plus claire. Maseri se sentit aspiré vers un district d’Aéra 2, coquet et charmant. Ca ne ressemblait en rien à Evanesca, quartier miniature bâti par les gens d’Himel pour leur bon plaisir. Les pavillons étaient parfaitement alignés dans une rue propre et large, entourés de petits jardins multicolores. Dans une de ces maisons, une jeune femme lisait un carnet, assise dans un fauteuil. Elle était belle, mélancolique, et la tristesse gravée sur ses traits était poignante. Maseri était si proche qu’il avait l’impression de pouvoir la toucher, mais le monde tourbillonna soudain.
Dans une spirale blanche et grise, Maseri survola une ruelle sale, jonchée de détritus. Des corps ensanglantés recouvraient le sol, et un jeune homme pleurait. Il pleurait l’effroi, il pleurait le désespoir, il pleurait l’horreur d’Aéra 3 qui venait de lui arracher ce qui lui était cher. Une silhouette sombre apparut brusquement derrière lui et un poignard étincela dans la lueur blême du jour.
Une gerbe d’écarlate explosa. La vision se troublait, se teintait de rouge, se constellait de noir. Un paysage de désolation se dessinait sous ses yeux, froid, vide, si angoissant que Maseri sentit son cœur s’arrêter, figé dans sa poitrine. Ce monde fait parti de Junkoku, disait une voix, moqueuse. Aéra 4 fait partie de Junkoku, et rien ni personne ne pourra la renier. Au loin, des hommes amers, misérables se réunissaient sous la bannière d’un des leurs. Le temps était venu de changer, hurlaient-ils, cris de bêtes blessées s’élevant dans la nuit.
Changement de scène, encore. Cet homme était terrible, immoral et cruel. A ses côtés, quelqu’un, une fille, un garçon ? Dans sa main, un long couteau maculé de rouge pointait vers le ciel, comme pour lancer un défi.
Et puis enfin, le noir. Affaiblie, l’âme de Maseri s’affola, perdu dans le néant.
« Je suis désolée, » murmura une voix, lointaine.
Et Maseri fut plus que jamais reconnaissant quand un grand cocon protecteur l’enveloppa, pour le ramener dans la réalité. La réalité de Junkoku…