[Partie 2] Chapitre 4 : La raison du Père

Dec 02, 2012 16:50


Chapitre 4 : La raison du Père


Relecture et correction : Anry
3568 mots
PG-13
Chronologie : An 510 de la Cité, printemps.

Je ne veux plus jamais avoir à bouger de toute mon existence. Je ne veux plus jamais avoir à me réveiller, àreprendre conscience de l'absurdité d'une vie dont je ne veux plus. Pourquoi m'a-t-on offert l'immortalité ? Quel être humain pourrait supporter de vivre mille vies, mille existences, mille identités, tout en restant seul ?

Car c'est bien là tout le problème : je suis voué à la solitude après avoir connu la plénitude donnée par une âme se mêlant à la mienne. Je voudrais avoir été condamné en même temps que Nassim, ne jamais avoir repris conscience dans la salle de travail de Donovan. Je voudrais être mort.

Trois siècles d'existence, n'est-ce pas assez ? Il y a des Immortels bien plus âgés que moi, certains sont même plus vieux que la Cité elle-même, mais pourquoi ne pourrait-on pas choisir de passer de vie à trépas ?

Je n'ai pas choisi de vivre, et on ne m'autorise pas à mourir. Combien de temps avant que cette absurdité ne me rende fou ?

Je suis entouré de chaleur, et d'une luminosité violente qui ne me donne pas envie d'ouvrir les yeux. Paradoxalement, je suis confortablement installé, blotti contre une masse ferme mais douce, souple sous ma peau. Une respiration lente me berce, les battements d'un cœur immense résonnent au plus profond de ma poitrine.

« Il se réveille, Père », dit un jeune homme.

Sa voix m'est inconnue.

« Tugdual ? reprend-il. Réveille-toi. Ouvre les yeux... »

Je n'en ai aucune envie. Je veux juste qu'on me laisse replonger dans les profondeurs insondables d'un sommeil sans fin.

« Il est réveillé ? » demande une autre voix un peu plus éloignée, féminine celle-ci.

Je reconnais l'intonation de Louvian et ne peux m'empêcher de me demander ce qu'elle fait là. J’entrouvre les yeux, immédiatement agressé par un soleil particulièrement lumineux. Je reconnais un peu plus loin l'architecture de la porte du Père, l'entrée de la caverne à la haute voûte lui servant de chambre. Quant au Père... et bien, je suis blotti contre lui, la joue et le torse nus contre ses écailles, qui sont brûlantes à force d'absorber la chaleur du soleil.

Le jeune homme entendu un peu plus tôt est juste au-dessus de moi, allongé à plat ventre sur le Père, le menton posé sur ses mains. Il doit avoir l'âge de Louvian, à peu de choses près. Il a les traits typiques du nord d'Ersan, tout comme moi et bon nombre d'habitants de la Cité. Une ombre de barbe recouvre ses joues et ses yeux verts se plissent tandis qu'il sourit joyeusement à mon adresse.

« Tu nous as fait peur, lance-t-il.

- Naréda ? appelle Louvian en contrebas. Il est réveillé ?

- Oui, monte ! »

Je tourne la tête. Louvian est bien là, sur le sol, et jette un coup d’œil nerveux dans la direction où se trouve le crâne du Père. Celui-ci doit être allongé à moitié sur le dos, vautré sur les dalles et offrant le plus de surface possible au soleil. Certains plaisantins de la Cité ne le comparent pas à un lézard géant pour rien. Je suis calé au creux d'une patte et d'une aile repliée, et le dénommé Naréda est installé sur l'épaule pour le moment à l'horizontale.

Que fait-il là d'ailleurs, ce mortel ? Je sais que le Père laisse volontiers des enfants jouer entre ses pattes, ce qui lui permet de choisir parmi eux de futurs Immortel. C'est également indispensable pour que les habitants de la Cité apprennent à ne pas le craindre. Mais Naréda est un adulte et, pourtant, son attitude et sa position indiquent qu'il doit passer beaucoup de temps en contact avec le Père. Louvian, pour sa part, est loin d'être aussi tranquille que le jeune homme ; elle enlève ses sandales et c'est pieds nus qu'elle grimpe sur l'épaisse queue rabattue entre elle et le Père. Arrivée au niveau du ventre, elle tend la tête vers nous, légèrement suppliante.

Naréda se redresse et lève une main, puis articule d'une voix rauque « levé » dans la version la plus archaïque de la langue de la Cité. Louvian réprime un cri tandis qu'elle s'envole doucement et vient se poser près de nous, dans le creux de l'aile.

« Merci, souffle-t-elle avant de venir se glisser vers moi.

- Tu es un magicien, je murmure en fixant Naréda.

- Bien observé ! »

Ses yeux sont rieurs à nouveau, tandis qu'il se rallonge sur le Père, avec un flegme presque indécent. En me concentrant, je parviens effectivement à sentir le flux de magie qui coule en lui, et semble se mêler à l'essence même du Père.

« Qu'est-ce que tu fais ?

- J'habitue ma magie à celle du Père. Si tout se passe bien, dans quelques années je serai Immortel, et magicien. »

Ce qui, dans l'état actuel des choses, est impossible, je le sais bien. Le Père a bien essayé de donner le Don à des enfants ayant des prédispositions magiques, mais ils perdaient ces capacités en devenant Immortels. Le don de la Mère s'efface devant le Don du Père. Mais Naréda est déjà adulte, et l'expérience a montré que ceux-ci se réveillent rarement après avoir reçu le Don... je n'ose émettre mes doutes devant l'assurance tranquille du jeune homme.

Quoi qu'il en soit, son statut particulier d'Immortel en devenir explique sa curieuse familiarité à mon égard.

Louvian se cale comme elle le peut et m'attrape un bras.

« Vous l'avez laissé au soleil... une vraie écrevisse », râle-t-elle.

Je baisse les yeux ; effectivement, j’aborde un magnifique coup de soleil sur un bras et une partie du torse. Mon visage doit être dans le même état.

« Ça passera », je marmonne.

Louvian ne m'écoute pas. Elle me tient le bras avec autorité et fait jouer les articulations du coude et du poignet, m'arrachant une exclamation de surprise et de douleur.

« Vous vous attendiez à quoi après presque une lune sans bouger ? me lance-t-elle.

- Une lune ? je m'étonne.

- On ne savait pas où vous étiez passé ! Je m'attendais à ce qu'on remonte votre corps en miettes d'une crevasse à tout moment ! »

Sa voix tremble légèrement, de colère et de peur mêlées. Je me sens un peu honteux de l'avoir inquiétée, mais qu'y puis-je ?

« Laisse tomber, dis-je en repoussant ses mains.

- Quoi ?

- Je n'y arriverai pas », je souffle.

Je détourne la tête. Je ne veux pas voir ses yeux tristes, ni l'air curieux et intéressé de Naréda.

« Pas à quoi ? À vivre ?

- Survivre, plutôt. Pas comme ça.

- Mais votre corps se remet !

- Je ne parle pas de mon corps. »

J'espère mon ton suffisamment catégorique pour qu'elle cesse d'insister, mais c'est mal la connaître, je m'en rends compte.

« On dirait un drogué à la perle qui pleurniche et appelle sa mère parce qu'on lui interdit de prendre sa dose. J'en ai vu des hommes comme ça, dans les salles de soins de maître Donovan. De vraies loques !

- Je ne suis pas drogué », je siffle entre mes dents.

Bon sang, qu'elle se taise donc, cette gamine !

« Bien sûr que si ! Drogué au sang d'un autre Immortel, c'est tout ce que vous êtes !

- Ce n'était pas juste son sang ! » je hurle.

Il y a un silence. Le Père ne réagit toujours pas en-dessous de nous et Naréda finit par se gratter la gorge, l'air légèrement gêné.

« Tu y vas un peu fort, Lou...

- Il n'y a que les coups de pieds aux fesses qui fonctionnent avec lui, visiblement. Il n'y qu'à voir les résultats obtenus grâce à maître Roch, ronchonne-t-elle.

- Elle n'a pas tout à fait tort, Tugdual, reprend-il. Tu es comme détaché de nous tous, présent sans vraiment être avec nous.

- Mais vous n'êtes rien, je souffle. À côté de ce qu'il était, de sa présence en moi, de... on m'a... c'est comme si on m'avait arraché la moitié de moi-même. Sans espoir de retour. Je n'y arriverai pas. Continuer comme ça... je n'y arriverai pas. »

Je sanglote comme un enfant. Je voudrais qu'ils partent, tous les deux. Qu'ils me laissent avec ma honte et ma douleur. Le soleil est d'une luminosité indécente au-dessus de nous et je voudrais m'enterrer dans un trou pour y attendre la mort - ou, à défaut, l'inconscience. Je plaque mes paumes sur mes paupières et appuie fort, comme si je pouvais m'enfoncer les orbites dans le crâne.

« Tu y arriveras. »

Ces trois mots résonnent et me traversent le corps en vibrant, m'arrachant brusquement à ma douleur. Le Père se redresse et Louvian bat des bras, brusquement déséquilibrée. Naréda la rattrape et la tire jusqu'à son niveau ; il ne semble guère gêné par le mouvement du Père. Pieds nus sur les écailles, il fait quelques pas avec la souplesse de l'habitude, soutenant Louvian.

Le Père roule jusqu'à se retrouver complètement sur le dos, présentant son ventre au soleil. Il m'a fait glisser tout du long et je suis à présent lové dans une de ses pattes, tenu contre sa poitrine comme un petit animal. Les écailles sur son ventre sont plus fines et plus claires. Plus fraîches aussi, et je me rends compte seulement maintenant à quel point je cuisais jusque-là.

Son imposante tête est à moins d'un mètre de moi. Je suis dans l'angle mort de son museau et il ne peut pas me voir, mais je sens son souffle dans mes cheveux et son haleine qui, étonnamment, sent la pierre humide et la terre.

« Je refuse de perdre un Enfant de plus.

- J'aurais dû être condamné en même temps que lui... je gémis.

- C'est la douleur du lien rompu qui parle à ta place, Tugdual. Tu dois te battre contre cela, tout comme tu t'es battu pendant des décennies pour des causes qui en valaient la peine. »

De ma mémoire remontent d'anciens souvenirs, datant de bien avant la naissance de Nassim. Je ne tenais pas en place et voyageais sans cesse, passant de Comptoir en Comptoir, traversant Ersan du nord au sud, de l'est à l'ouest. Je m'arrêtais dans les villages et offrais mon aide, que ce soit aux travaux des champs, pour chasser des brigands, ou pour aider le petit peuple à se soulever contre un gouverneur trop dur.

Mon nom signifie « le valeureux du peuple ». Pendant longtemps je faisais tout pour correspondre à cette définition, à tel point que j'en suis devenu une caricature. Mais que sont-ils devenus, les mortels que j'ai sauvés à cette époque ? Ils ont oublié mon nom sitôt que je disparaissais de leurs vies. Puis ils sont redevenus poussière. Tout simplement. Comme si je n'avais rien fait.

Je me rends compte que j'ai parlé à voix haute lorsque le Père reprend :

« Il ne faut pas penser en termes de vies humaines, mais de civilisations. De lignées. De transmissions et d'héritages. Un humain seul ne peut rien accomplir, mais le nombre les protège, les instruit, les élève. En cela tu diffères d'eux. Nous différons d'eux. Comment crois-tu que je supporte la solitude d'être le seul de ma race à être éveillé ?

- Je... »

Je me tais aussitôt ; je n'ai pas la réponse à cette question.

« Je vous crée. Je vous élève. Je vous lie à moi tous autant que vous êtes. Je peuple cette Cité de pierre, génération après génération, de mortels venant de tous les coins du monde. Vous êtes mon salut, Immortels et mortels, adultes et enfants, sédentaires et nomades. Sans vous, je ne suis rien. »

Il se tait quelques instants, laisse ses paroles nous imprégner. Louvian s'est assise derrière moi et Naréda s'est accroupi, silencieux, grave.

« Tu n'es pas seul, Tugdual. Tu es entouré de frères et de sœurs. Laisse-les t'aider, laisse-les faire de ta douleur la leur, laisse-les l'estomper et l'absorber avec toi. Laisse-les te prouver que vivre en vaut la peine. Laisse-les te prouver que tu n'es pas coupable. »

OoOoO

Louvian me suit à quelques pas, silencieuse. J'ai refusé son aide pour marcher et je n'arrive pas à deviner si elle m'en veut pour cela ou non. Mais, quitte à revenir dans le quartier où l'on m'avait installé, autant le faire sans une béquille. J'ai encore, je le découvre, un certain amour propre.

Le soleil éclaire la Cité d'une lumière violente et se réfléchit sur les pierres blanches, m'obligeant à parfois lever une main pour protéger mes yeux. Exercice périlleux vu le peu d'assurance que j'ai sur mes jambes. Je finis par glisser sur une marche et me rattrape in extremis à une rambarde en jurant.

« Je croyais que les Immortels n'étaient pas sujets à l'éblouissement », fait remarquer Louvian derrière moi.

Elle a passé une main sous mon bras et m'aide à retrouver mon équilibre précaire, avant de me lâcher.

« Je ne me sens pas très Immortel, en ce moment », je marmonne en reprenant mon chemin.

Elle ne dit rien de plus. Elle qui m'avait habitué à un bavardage sans fin est étonnamment silencieuse depuis que nous avons quitté le Père et Naréda - qui n'ont pas rompu leur contact une seule fois, même lorsque nous sommes partis. Je n'arrive pas à savoir si elle m'en veut ou si les derniers événements l'ont un peu perturbée.

Une dernière volée de marches finit par nous mener au quartier où j'avais emménagé. J'ai l'impression de l'avoir quitté hier, mais les plantes dans les bacs le long des murs de la terrasse commune me disent le contraire. Elles ont gagné en feuillage et en taille, et de petits fraisiers bien exposés affichent fièrement leurs tiges, pleines de fraises encore vertes. Les aromatiques embaument l'atmosphère sous le soleil brûlant et, plus à l'ombre, un bac entier déborde de petites salades.

Ces changements me saisissent plus sûrement que la mine ébahie de mes voisins. Une lune, ce n'est rien. Tout en étant énorme à l'échelle des plantations et long pour les mortels qui ignoraient tout de mon sort. Je me demande qui a découvert ma disparition en premier ; Roch quand je ne suis pas venu aux forges ? Mara venant toquer à ma porte le matin, pour être sûre que je sois réveillé et en train de me préparer ? Ou les jumeaux Vict et Bast venant voir si je n'avais pas besoin de boire, avant d'aller vaquer à leurs propres occupations ?

Cinq enfants jouent au soleil et se précipitent vers moi en piaillant. Merick est parmi eux et me toise d'un air sévère.

« T'as intérêt à venir raconter la suite de l'histoire, ce soir !

- Va falloir que tu me rappelles le début », je lui réponds en passant une main sur sa tête.

Il se défile et s'enfuie rapidement vers les salles communes en appelant sa mère. En quelques instants, tous les habitants présents du quartier sont là, à m'entourer et me souhaiter la bienvenue. Mara fait mine de me frictionner les oreilles, et je n'ai que de plates excuses à leur offrir. Leur accueil fait chaud au cœur, mais est d'autant plus douloureux. Ils ne sont que mortels, qu'éphémères.

Louvian s'aperçoit de mon trouble et me dirige vers ma chambre en prétendant que j'ai besoin de repos. Leurs questions demeurent en suspens ; aucun d'eux ne saura jamais où j'étais passé pendant toute une lune.

La porte se referme derrière nous. La pièce sent le renfermé et Louvian ouvre la fenêtre en se battant avec un petit liseron grimpant qui a poussé pendant mon absence, s'enroulant autour d'une charnière. Désœuvré, je m'assieds sur mon lit. Et maintenant ?

« Couchez-vous à plat ventre », m'ordonne Louvian en attrapant l'oreiller pour l'enlever.

Je m'exécute sans trop savoir pourquoi je lui obéis. Elle s'installe souplement à califourchon sur mes cuisses et commence à pétrir les muscles de mon dos sans prévenir, m'arrachant un glapissement de surprise. Elle reste silencieuse, travaillant sans dire un mot.

« Tu ne parles pas, je finis par faire remarquer, agacé par son silence.

- Parce que vous m'écouteriez ?

- Je t'ai toujours écoutée.

- Oui, comme un drogué qui a constamment la tête ailleurs...

- C'est donc ça le problème ? Tu ne parles plus parce que tu me prends pour un drogué ?

- Alors expliquez-moi la différence, parce que je n'ai pas très bien compris », me lance-t-elle d'un ton aigre en cessant ses manipulations.

Je redresse légèrement la tête, autant que je le puis, pour chercher son regard. Je n'ai aucune souplesse et mon dos proteste douloureusement, mais je fais mon possible pour l'ignorer.

« Je ne peux pas être dépendant à une substance. J'ignore si cela a ne serait-ce que quelque chose à voir. Je te parle d'une personne, Louvian. Si j'étais accro au sang des Immortels, j'aurais déjà tenté de mordre Donovan ou Yamina... mais avec Nassim... » ma voix se brise et les larmes me montent aux yeux ; malgré tout, je me force à continuer : « il me manque. Tu n'imagines pas à quel point il me manque.

- On appelle ça de l'amour, dit-elle d'une voix soudainement plus douce.

- Non. Je n'ai jamais été attiré par les hommes, je souffle en tentant d'essuyer les larmes qui perlent aux coins de mes yeux.

- L'amour n'a pas besoin d'être physique...

- Et ça l'était, pourtant », j'avoue en me remémorant nos courtes étreintes, les baisers, les caresses à sens unique car je n'avais juste pas la capacité de les rendre.

Elle ne commente pas, et ses mains reprennent leurs va-et-vient. Je me détends légèrement, laisse mon regard se perdre sur le sol de la pièce. Aucune poussière ne s'est accumulée le long du mur, le ménage a été fait. Mara, je présume, ou quelqu'un agissant sur ses ordres.

Les mains de Louvian remontent le long de mes omoplates, s'attaquent à la nuque, mais elle est gênée par la chemise que je porte. Je me soulève légèrement pour qu'elle puisse la repousser ; le pan de tissu repose sur mon visage, me dissimulant à son regard. Ça a quelque chose d'un peu réconfortant.

« Mon père était un drogué à la perle, dit-elle soudain.

- Je pensais que tu étais née à la Cité... je marmonne, la voix étouffée par ma chemise.

- Non, je suis née au Comptoir des Lacs. Ma mère vient d'une famille nomade ; c'est elle qui nous a tous fait venir ici, en espérant que l'éloigner des sources de sa drogue pourrait libérer mon père de son emprise.

- En cherchant bien, on doit pouvoir trouver de la perle même ici...

- Oui. Il est mort en réclamant sa dose.

- Je suis désolé.

- Moi aussi », souffle-t-elle.

Elle se laisse glisser en avant, recouvre mon dos de la chaleur de son corps, sa tête sur mon épaule. Son poids sur moi a quelque chose de réconfortant, mais dans ma position je ne peux guère lui rendre la pareille. Je parviens à tapoter son bras d'une main, le mieux que je puisse faire.

« Redresse-toi un peu, je finis par lui lancer en ôtant la chemise de mon visage.

- C'est là que tu me dis que je suis trop lourde ?

- Plutôt que ce n'est pas pratique », dis-je avec un sourire sans relever le passage au tutoiement.

Je parviens à me retourner et elle vient se lover sans un mot dans le creux de mon épaule. Je n'arrive pas à me souvenir depuis quand je n'ai pas eu quelqu'un ainsi dans mes bras. Pas depuis que Nassim est devenu mon novice. Et qui étaient-elles, ces femmes dans mes bras pour une rapide étreinte ? Je n'étais toujours que de passage dans les villages, attirant à moi celles qui étaient sensibles à mon charme, pour quelques heures ou quelques jours, rarement plus.

De la fenêtre ouverte filtrent des cris et des rires d'enfants, la rumeur de la Cité grouillante de vie, le bruit d'un vent léger dans les branches des arbres et des arbustes. Des odeurs de cuisine nous parviennent également, et Louvian grommelle dans mon cou :

« Hm, juste ce qu'il faut pour me rappeler que j'ai faim.

- Et bien... si tu me laisses me lever, je peux aller voir si Mara me laisse voler quelque chose en cuisine... »

La vérité, c'est que je n'ai aucune envie de bouger. Et elle non plus, vu le regard qu'elle me lance. Une de ses mains s'est glissée sous ma chemise et passe sur ma poitrine encore brûlante du coup de soleil. En libérant légèrement le bras coincé sous elle, je parvins à glisser mes doigts dans ses cheveux. Ils ont poussé depuis que je l'ai vue la première fois ; d'un carré à la hauteur du menton, ils touchent maintenant ses épaules. Mes doigts s'accrochent dans la petite pince qu'elle porte, et je l'enlève avant de lui faire mal.

Et, lorsque son souffle vient se poser sur mes lèvres et que son nez se frotte au mien, je songe pour la première fois depuis mon réveil que je pourrais peut-être survivre au vide laissé par Nassim.

partie 02 : la folie de tugdual

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