[Three-Shots] Par la grâce des mots [1/3]

Jun 13, 2010 19:57

Résumé : Nous nous connaissions depuis longtemps, Martin et moi. Nous avions en commun des amis, et une passion pour la lecture de tout ce qui nous tombait sous la main. Mais ce n'est peut-être pas la seule chose qui nous a rapprochés, finalement...

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Nous nous connaissions depuis longtemps, Martin et moi.

Le collège. Il y a une dizaine d'années, déjà. Au collège, garçons et filles ne sont pas vraiment amis. Nous ne l'étions pas, d'ailleurs. On peut se connaître, par des jeux de circonstances, le plus souvent à cause des parents. Mais être amis...

Nous étions plus ou moins voisins, et au début du collège, nos parents nous avaient imposé de prendre le car ensemble le matin et le soir. Cela ne signifiait pas, pour nous comme pour d'autres dans le même genre de cas, que nous admettions nous connaître, ou accorder une quelconque importance à l'autre devant nos amis respectifs. Non. Au collège, de toute façon, on n'est pas prêt pour ça. Cela créerait trop de moqueries, trop de sous-entendus balayés de ce ricanement adolescent, qui se voudrait à l'aise mais sonne tellement faux.

Oh, il y en a, des relations garçons/filles, mais on ne parle jamais d'amitié, c'est trop sérieux. On « sort ensemble », par contre. Cette expression aussi, d'ailleurs, est souvent ponctuée d'un ricanement gêné.

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Quand le lycée pointe son nez, c'est plus facile de créer des groupes d'amis mixtes, souvent autour d'un couple « sérieux », qui dure depuis longtemps, et qui veut réunir les potes de l'un et les copines de l'autre.

C'est comme ça qu'en seconde, les potes de Yann et les copines de Léa, moi comprise, ont commencé à manger à la même table, au lycée. On se mélange un peu plus facilement au lycée, sans doute. Et d'autres couples se sont formés, ainsi que des petits groupes, au sein de ce nouveau grand groupe, selon les intérêts de chacun, sans que ces nouvelles fréquentations ne soient particulièrement remarquées, ni ne semblent particulièrement importantes.

Au lycée, je m'étais débarrassée de ma personnalité de collégienne, j'étais beaucoup plus à l'aise dans ma peau, plus exubérante aussi, plus capable d'exprimer mes opinions, et avec plus l'envie de le faire. Mais en parallèle, je me livrais moins, je me confiais moins, pour tout ce qui était vraiment personnel.

Oh, je n'étais pas non plus une de ces ados renfermées et déprimées. Non, j'étais même heureuse, j'aimais mon groupe d'amis, ma soif de connaissances et mon envie de creuser certains sujets étaient enfin récompensés par le système du lycée, tellement différent de celui du collège tout en lui étant parfaitement semblable. J'ai eu un copain, pendant quelques semaines, mais ça ne m'intéressait pas plus que ça. Je préférais m'installer dans un fauteuil avec un bon roman, et me laisser emporter ailleurs, par la grâce des mots et des images qu'ils véhiculent. Je dévorais de tout, romans d'ados comme grands classiques russes, et les bibliothécaires de la ville comme le documentaliste de mon lycée me connaissaient par mon prénom, puisque je passais presque plus de temps là-bas que chez moi.

Martin aussi, lisait beaucoup. Il était un des amis de Yann, et nous ne nous serions sans doute pas porté plus attention qu'au collège si nous n'avions cessé de nous croiser entre les rayonnages de livres de toute la ville.

C'était alors un garçon calme, discret, presque trop, qui économisait ses mots, et se fondait dans le paysage du lycée, par choix, m'avait-il confié un jour, bien plus tard, pour ne pas avoir à parler à des gens qui ne l'intéressaient pas. Intellectuellement snob, oui, clairement. Mais je l'étais un peu aussi, sous mes extérieurs exubérants et sympathiques avec tous ceux qui m'entouraient. Et puis, une fois lancé sur un sujet qui l'intéressait, Martin devenait intarissable, et j'avais tendance à penser que ça excusait totalement son snobisme.

Les romans, qu'il dévorait presque aussi vite que moi, étaient un de ces sujets. Je ne compte plus les discussions enflammées que nous avons pu mener à la cantine du lycée, chaque fois que nous parlions d'un livre que nous avions tous les deux lus. Plus rien n'existait autour de nous que ces pages que nous avions feuilletées, aimées ou détestées, et la volonté de convaincre l'autre de son point de vue. Nous étions d'ailleurs souvent d'accord sur nos appréciations générales d'un livre, et nos discussions, obscures pour quiconque n'avait pas lu ce livre, et tous les autres auquel nous faisions références, portaient plutôt sur des points de détail. Quand nous avions aimé un livre, nous le recommandions à l'autre, afin de pouvoir lancer de nouvelles discussions.

Alors, progressivement, j'ai formé un début d'amitié avec Martin. Ni l'un ni l'autre ne nous disions amis, d'ailleurs. Nous aimions juste discuter des livres que nous lisions. Et puis, peu à peu, quelques confidences s'étaient glissées dans nos discussions.

Quand je l'avais croisé à la bibliothèque avec des livres que je n'aurais jamais cru le voir lire, qu'il avait dû m'expliquer que sa grand-mère avait été envoyée à l'hôpital après un malaise, et qu'il était en fait en train de choisir des livres pour elle.
Quand mon copain m'avait plaquée après quelques semaines pour une autre fille, ce qui m'avait mise d'une humeur de chien, et que j'avais envoyé Martin balader avec sa recommandation d'un livre que j'avais déjà essayé de lire et détesté.
Quand il s'était engueulé avec ses parents pour des questions d'orientation, parce qu'ils voulaient le voir faire un bac scientifique alors que lui voulait faire un bac éco et social pour devenir journaliste. Il avait eu gain de cause, finalement.
Quand j'avais eu une crise de vocation en terminale, me demandant si je voulais vraiment devenir prof de lettres, ou si je ne ferais pas mieux de tout plaquer pour aller élever des moutons en Ardèche. Il avait beaucoup ri à cette expression, d'ailleurs. Et grâce à lui, j'avais décidé de continuer dans la voie littéraire.

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Nous avions eu notre bac sans grands problèmes, mais sans honneur non plus, et j'étais entrée en fac de lettres modernes tandis qu'il commençait des études d'éco et de socio, tous les deux dans la même ville, comme la plupart de nos amis. Il s'était installé en coloc avec Yann, qui ne sortait plus avec Léa, même si nous étions tous persuadés qu'ils reviendraient l'un vers l'autre avant longtemps. Peut-être avaient-ils avant tout besoin d'expérimenter, d'aller voir ailleurs, après avoir été ensemble pendant pratiquement tout le lycée. Ils étaient restés amis, en tout cas, et faisaient tous les deux une fac de médecine.

Je voyais toujours beaucoup Léa, même si j'avais rencontré d'autres gens dans ma promo, et même si nous avions opté pour la solution studio en ville, chacune de notre côté. J'avais même l'impression que nous étions plus proches qu'avant. Nous ne nous étions jamais collées l'étiquette de meilleures amies, mais notre relation y ressemblait, beaucoup plus qu'au lycée.

Et comme elle voyait encore régulièrement Yann, « en tout bien tout honneur », aimait-elle à préciser, je ne comptais plus à la fin de notre premier semestre, le nombre de soirées que nous avions passées tous les quatre, avec ou sans d'autres personnes, dans l'un ou l'autre de nos appartements, ou dans des bars pendant des soirées étudiantes. Sans compter les « discussions » avec Martin, que nous ne tenions plus à la cantine du lycée ou à la bibliothèque de notre ville d'enfance, mais au restau universitaire, ou à la B.U. Changement de paysage, mais pas vraiment d'autre grand changement. Quelques confidences de temps à autre, mais les livres restaient notre principal sujet de discussion, surtout qu'en tant qu'étudiante en lettres, je redécouvrais de grands classiques sous de nouvelles perspectives, que je me réjouissais de partager avec lui.

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Au deuxième semestre, j'ai rencontré quelqu'un. Dans une fac de lettres modernes, il faut bien l'avouer, ça tient du miracle. Gaspard avait un nom à coucher dehors, mais il était vraiment mignon, avec ses cheveux blonds et ses yeux bruns qui vous fixaient comme si vous étiez le centre du monde, et nous nous entendions bien, au point de devenir inséparables en amphi, et de rarement aller aux soirées de la fac l'un sans l'autre. Un soir où nous avions tous les deux bu suffisamment pour avoir le courage de nous lancer, nous nous étions éclipsés tous les deux, et il avait passé sa première nuit chez moi, la première d'une longue succession. Nous n'avions pas couché ensemble cette première fois, nous avions juste beaucoup discuté, et peu dormi.

Ses baisers étaient ceux de quelqu'un qui avait de l'expérience, et ce soir-là, ils avaient le goût de bière et de sirop de pêche que j'allais rapidement associer avec lui.

Dormir dans ses bras, dans mon petit studio, était une des choses les plus agréables que j'avais vécues, et dans les semaines qui suivirent, nous dormions rarement l'un sans l'autre. Le sexe était venu naturellement. Rien de très agréable au début, évidemment, mais rien de terrible non plus. Il savait se servir de ses mains suffisamment bien pour que j'aie l'impression d'avoir toute son attention, il avait rapidement appris ce qui me faisait frissonner, et j'aimais à croire que je n'étais pas en reste.

Je voyais un peu moins mes amis, d'autant plus que Léa et Yann s'étaient plus ou moins remis ensemble, et que Martin et moi avions, sans nous concerter, décidé de leur laisser le champ libre pour faire fonctionner leur relation sans pression extérieure, si c'était ce qu'ils voulaient. Je leur avais pourtant présenté Gaspard, et il avait été accepté dans notre petit groupe sans plus de cérémonies.

Puis, Yann et Léa s'étaient à nouveau séparés, avaient à nouveau déclaré qu'ils préféraient rester amis. Ça n'avait pas vraiment changé la dynamique de notre groupe, en fait.

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Gaspard et moi avions révisé nos examens de mai tous les deux ensemble, et avions commencé à faire des projets pour l'été. Je devais travailler, j'avais trouvé un job à l'accueil d'une agence immobilière pour juin et juillet. Lui partait quelques semaines dans la maison de vacances de sa famille, en Hollande, avec ses cousins, oncles et tantes. Nous avions donc décidé de partir ensemble en Espagne au mois d'août, pour trois semaines. Au dernier moment, nous avions inclus Léa, Yann, qui avaient tous les deux réussi leur concours de médecine du premier coup, Martin et sa nouvelle copine, et un couple d'amis de Gaspard dans nos plans et avions décidé qu'ils nous rejoindraient à partir de la deuxième semaine de nos vacances, et que nous pourrions ainsi louer une grande maison au bord de la plage, au lieu de l'emplacement de camping que nous prévoyions avec Gaspard.
Ces vacances furent parmi les plus réussies de ma vie. Le fait d'être en vacances avec trois autres couples avait poussé Léa et Yann à refaire chambre commune. J'étais amoureuse de Gaspard, je passais des vacances au soleil avec lui et mes amis les plus proches, nous mangions des trucs délicieux tous les jours, profitions de la plage comme des musées... J'étais comme sur un nuage, et même l'approche de la rentrée ne semblait pas pouvoir réussir à m'en faire descendre.

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Malheureusement, quelqu'un d'autre s'en est chargé. L'ex de Gaspard, venue s'installer dans la ville où nous faisions nos études. Visiblement, c'était une de ces ex dont on ne se débarrasse pas. Une grande brune, ultra-sexy. Je les ai trouvés chez lui, dans son lit, un après-midi de mars où j'avais décidé de sécher un cours qui ne m'intéressait pas pour aller lui faire une surprise. Il n'aurait jamais dû me laisser un double des clés, finalement. Voir ses mains, que j'avais appris à tant aimer, et qui étaient sans doute la partie de son corps que je préférais, parcourir le corps d'une autre avec l'assurance de celui qui la connaît par cœur, voir son regard l'envelopper de tant d'admiration et d'amour... Comprendre que je m'étais sans doute trompée, et qu'il ne m'aimerait jamais autant qu'il l'aimait elle, alors que je m'étais donnée corps et âme pour la première fois, dans une relation longue, un an, détruite en quelques instants seulement.

Je n'avais pas voulu rentrer chez moi, seule dans mon studio où nous avions vécu tant de moments, après avoir claqué la porte de chez lui. Je savais aussi que Léa ne serait sans doute pas chez elle, elle avait cours, et de toute façon elle semblait avoir pris ses quartiers dans la chambre de Yann depuis l'Espagne. Je m'étais donc dirigée presque machinalement vers l'appartement de Yann et Martin.

C'était Martin qui m'avait ouvert la porte, qui avait lu ce qui s'était passé dans mon regard vide, dans ces larmes que je n'avais pas encore versées mais qui menaçaient de couler à tout moment, sans que j'aie besoin de le lui dire. C'était lui qui m'avait écouté bafouiller quelques phrases, lui qui avait blêmi de rage et que j'avais senti prêt à aller assommer Gaspard. C'était dans ses bras que je m'étais écroulée et que j'avais commencé à pleurer, c'était contre son torse que j'avais étouffé mes cris de rage contre cette salope de grande brune canon qui n'avait sans doute eu qu'à claquer des doigts pour me voler celui dont j'étais tombée amoureuse si facilement. C'était lui aussi qui m'avait préparé une tasse de thé, qui avait fouillé tout l'appartement pour essayer de trouver du chocolat alors qu'ils n'en avaient pas. C'était lui enfin qui avait appelé Léa sans que je m'en aperçoive pour qu'elle rapplique aussi vite que possible à la fin de ses cours, pour l'aider dans la gestion de crise, et pour qu'elle n'oublie pas d'acheter du chocolat.

C'était dans son lit que je m'étais finalement endormie après avoir pleuré ce qui me semblait être toutes les larmes de mon corps, alors que lui avait pris une couverture et était allé s'installer sur le canapé du salon. C'était son livre que j'avais lu quand je m'étais réveillée au milieu de la nuit, incapable de me rendormir. C'était lui qui m'avait apporté une tasse de thé, à nouveau, le matin, et qui était ensuite parti acheter des croissants pour tout le monde.

Je n'avais jamais vu le côté prévenant de Martin avant ma rupture avec Gaspard. Mais pendant ces quelques jours que j'avais passé dans son lit, inconsolable, à pleurer, renifler, et me lamenter, il m'avait couverte de toutes les petites attentions possibles. Dormir sur le canapé pendant plus d'une semaine, alors qu'il était bien trop grand pour y être à son aise. Sortir de chez lui à des heures impossibles le matin pour aller me chercher des croissants. Acheter du thé et du chocolat pour que je ne manque de rien. Rentrer le midi pour faire à manger au lieu de rester sur le campus, alors même que j'étais incapable d'avaler quoi que ce soit. Répondre à mon téléphone quand Gaspard avait appelé, aussi, pour lui dire de ne plus chercher à m'approcher tant que je ne serais pas prête à lui parler.

C'était Léa qui était passée chez moi pour récupérer quelques uns de mes affaires le temps que je reprenne pied, mais c'était lui qui avait pensé à lui dire de prendre mon ordinateur portable et quelques uns de mes romans préférés. Forcément, puisqu'il savait exactement lesquels étaient mes préférés.

Et surtout, c'était lui qui, au bout de huit jours de lectures et de lamentations, m'avait forcée à me lever, à prendre une douche, en me disant que je commençais à ne vraiment ressembler à rien, et à sortir de chez lui pour aller courir une demi-heure, histoire de « reprendre forme humaine ». Je cite. Après ça, j'avais pris une deuxième douche, et je dois avouer que je me sentais déjà beaucoup mieux. Plus combative, déjà.

Et il avait continué à me secouer. D'accord, cet enfoiré de Gaspard m'avait prise pour une conne, mais j'avais d'autres horizons dans la vie que mon petit ami, j'avais toujours dit que je ne serais jamais cette femme dépendante de son homme pour absolument tout, et que je garderais mon libre-arbitre et ma capacité d'action. Il était temps de montrer que j'étais capable de mettre en œuvre ces beaux principes. Et dès le lendemain, j'allais donc retourner à la fac, reprendre mes habitudes, discuter avec Gaspard si je m'en sentais la force, mais je pouvais tout aussi bien décider de l'ignorer, et surtout, surtout, passer à autre chose.

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Voilà pour cette première partie. La suite... à suivre, d'ici peu :

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