Cher Paul,
L’Internet m’a permis de retrouver ta trace en quelques secondes. Il semble que tu ailles bien et ça me ravit. Tu es chercheur/professeur de philosophie /logique et ça ne m’étonne guère. Déjà en seconde, tu étais le seul à te voir aller dans une première scientifique, mais l’arbre cache la montagne : sous les mots, il y a des structures, et tu es bien placé pour voir les deux et y fouiller.
La lecture de « Savoir, croire, et questions enchâssées » et de quelques autres articles ont ravivé des sentiments intellectuels, ou raisonnements chargés d’émotions diverses quant à la facture des articles, leur(s) style(s), exemples et autres éléments de composition, que mon année de DEA d’intelligence artificielle en 98-99 à l’IRIT - institut de recherche en informatique de Toulouse, équipe sur les systèmes coopératifs mal dirigée par Jean-Luc Soubie - m’avait permis de cultiver, ce qui m’a poussé à essayer de les comprendre.
A propos, certains hyperliens de publications, comme ceux liés à la base de données de l’institut Jean Nicod, ne fonctionnent pas et c’est bien dommage.
Au moment où j’écris ces lignes, je continue de finir ce message en y trouvant un amusement que j’espère communicatif , convenant bien à ma situation de vacancier (près de Toulouse, chez mes parents), dont la relative paresse explique la simplicité des symboles logiques çi-dessous.
Dans « Savoir, croire, et questions enchâssées », tu parles de comportement d’opérateurs modaux, de dissymétrie des compléments. Personnellement, je place ton analyse à un niveau linguistique, non sémantique. Vivant aux Etats-Unis depuis presque 2 ans, notre langage courant m’apparaît comme un bric-à-brac empirique, et les possibilités d’amélioration raisonnée du langage fort grandes. Je m’emploie çi-dessous à remplir les trous du langage que tu dénonces.
Commençons par quelque chose qui n’a rien à voir : Le principe de luminosité, p->K(p), ou -K(p) -> -p, me semble être la traduction de la dernière et dramatique sentence du Tractacus de Wittgenstein, à peu près « Ce que l’on ne sait pas, il faut le taire. », ainsi d’une proposition P = P1 & p on tire P = P1 & p & -K(p) ->P1 & p & -p faux.
La comparaison ne mène à rien, mais est jolie.
Continuons par un 2ème préambule. A propos de ce qu’est la croyance, j’aime penser à l’intuition, aux illusions, au fanatisme,… bref, à un « plus ou moins » de la croyance : que Mimi pense avoir vu une ombre passer, ou que Momo pense dur comme fer qu’il gagnera sa course, le verbe croire s’utilise bien dans ces situations ou le niveau de confiance dans des croyances est clairement différent.
Par conséquent je penserai naturellement à une définition floue de la croyance :
E b : W -> [0,1], B(p) <-> b(p)>0 & b(p)<1
Et aussi
K(p) => b(p)=1, parce que le savoir ou la connaissance implique, à mon sens, la certitude - idée reliée au fait que le savoir implique une bonne justification, expliquée dans ton article « Probability, Margin for Error and Self-Knowledge » .
En effet, si l’on a une bonne justification pour p, on a bien tendance a être certain de p, et inversement si l’on est certain de p, c’est qu’on a de bonnes raisons de l’être.
Passons à ton article. Tu commences en exposant une dissymétrie complémentaire de croire et savoir qui ne me semble pas évidente.
Tout d’abord j’analyse tes exemples ainsi, en séparant les opérateurs de l’énonciateur de ceux du sujet de la proposition, par manière de clarté : soit Kpi et Bpi les opérateur modaux pour Pierre, K et B ceux pour l’énonciateur, mv le fait que Marie soit venue, S(pi,que) la proposition « Pierre sait que Marie est venue », alors dire S(pi,que), c’est dire, par une interprétation stricte:
(1) S(pi,que) = Kpi(mv)
De plus, je crois que l’hypothèse de factivité est bonne la plupart du temps, et dire « Pierre sait que Marie est venue », c’est impliquer que Marie est venue, d’où S(pi,que) devrait être Kpi(mv) & mv, mais je garde « mv » pour la prochaine formule.
Si le fait en question, ici “Marie est venue”, n’est pas complexe et ne nécessite pas de connaître une bonne (valide) justification, ou (non exclusif) si l’on est dans une situation lumineuse (p ->K(p)), alors il est aussi fort possible que l’énonciateur connaisse le fait en question, et on peut étendre l’interprétation : “Marie est venue, Pierre et moi le savons”, soit donc l’énoncé étendu :
(2) S°(pi,que) = Kpi(mv) & K(mv) & mv
La proposition K(mv) & mv est la proposition implicite de S(pi,que), notée S’(pi,que). On a S°=S&S’.
Que « mv » fasse partie du sens strict ou seulement du sens étendu, et de quelles façons faire jouer la factivité, c’est une question un peu pointue auquelle je ne répond pas. Pour le reste de l’analyse, le duo proposition stricte/proposition étendue fonctionne logiquement et fait du sens.
Notons enfin que S’(pi,que)= K(mv) & mv est à peu près égal à S(pi,je)= K(mv) en forcant l’hypothèse de factivité pour la première personne. C’est à dire que K(mv)->mv, mais -(Kquidam(mv)->mv). Cela correspond à l’intuition que l’on peut dire « Paul connaît le théorème de Gödel » sans être vraiment sûr que le théorème soit valide, mais dire « Je connais le théorème de Gödel » implique toujours que le théorème soit valide. Donc on a bien :
(3) S’(pi,que) = S(pi,je)
Peut-on accepter les proposition implicites du type “Marie est venue, Pierre le sait, moi je ne le sais pas”? Elles ne sont pas courantes et ne sont possibles que dans les situations non lumineuses (opaques ou obscures, quel est le mot juste ?), c’est à dire où on n’a pas mv ->K(mv). Par exemple, « Le verbe croire n’enchâsse pas les interrogatives, Paul le sait, moi je ne le sais pas ». En disant « Je ne sais pas que … », on implique que le fait existe, donc -(-K(p)->p), mais -S(je,que)->mv :
(4) S’(pi,que) = S(je,que) | -S(je,que)
Ensuite,
(5) S(pi,si) = « Pierre sait si Marie est venue » = Kpi(mv) | Kpi(-mv)
Appelons (5) l’interprétation stricte de la proposition « sait si » ; car dans le langage courant, on utilise plus souvent une interprétation étendue :
(6) S°(pi,si) = (Kpi(mv) | Kpi(-mv)) & - (K(mv) | K(-mv))
c’est à dire que dire « si mv», c’est souvent aussi dire qu’on n’est pas sûr de mv : « Pierre sait si Marie est venue, et moi je ne sais pas si Marie est venue. » On a donc :
(7) S’(pi,si) = -S(je,si)
Faisons une note similaire à celle de « savoir que » sur la proposition implicite opposée: dire « Pierre sait si Marie est venue, et moi je le sais », c’est à dire S(pi,si)&S(je,si), n’est pas courant. Pourquoi n’est-ce pas courant ?
J’émettrai ici une hypothèse, un principe que j’appelle le rasoir d’Occam de l’apport d’information : dans une situation du langage courant d’apport d’information, on émet en général la proposition qui est optimale pour sa complexité et sa quantité d’information. C’est à dire que si je veux apporter de l‘information, je vais parler en étant le plus clair et le plus informatif possible.
Dans notre cas, l’énonciation de notre connaissance de mv n’est pas compliquée : « Pierre et moi savons que Marie est venue » n’est pas plus compliquée que « Pierre sait si Marie est venue, et moi je le sais »), et « Pierre et moi savons que Marie est venue » ou « Pierre et moi savons que Marie n’est pas venue » sont plus informatives que « Pierre sait si Marie est venue, et moi je le sais ». Par conséquent, dire la proposition implicite inverse « Pierre sait si Marie est venue, et moi je le sais » ne fait sens que si l’on cherche à cacher notre connaissance, ce qui est possible mais rare.
Remarquons que les propositions étendues sont dans les deux cas des interprétations strictes auxquelles on inclut ou exclut la proposition à la première personne : S°(pi,que) = S(pi,que) & S(je,que)
Ou peut-être, en acceptant (4), S°(pi,que) = S(pi,que) & (S(je,que)|-S(je,que))
Et on a S°(pi,si) = S(pi,si) & -S(je,si) sans aucun doute.
A-t-on toujours W°(pi,que) = W(pi,que) & W(je,que) et W°(pi,si) = W(pi,si) & -W(je,si) pour tout opérateur modal ? Non, pas du tout, c’est contredit pour le verbe croire par exemple, mais une analyse reste à faire à ce sujet.
Les interprétations étendues permettent d’apporter une information utile qui en quelque sorte solidifient les propositions. Le monde courant est souvent lumineux, et en supposant l’hypothèse de factivité, dire un fait équivaut souvent à le savoir. Par conséquent les propositions étendues interdisent les propositions du type « Pierre sait que Marie est venue, et Marie n’est pas venue », ou « Pierre sait si Marie est venue, et Marie n’est pas venue ».
Au passage, (5) illustre ce que tu dis au chapitre 2.1, « savoir-si » c’est nécessairement « savoir que » ou « savoir que non », c’est à dire :
(8) S(pi,si) = S(pi,que) | S(pi,que-)
Je dirai même, le sens d’une proposition interrogative, c’est l’union de l’affirmation et de la négation, que je note de manières diverses : ? = + | -, p? = p | -p, si = que ou non-que.
De même corrélativement, dire « savoir que », c’est dire « savoir si » et dire le fait en question et le fait qu’on le sache:
(9) S(pi,si) & K(mv) & mv = (Kpi(mv) & mv | Kpi(-mv) & -mv) & K(mv) & mv = Kpi(mv) & K(mv) & mv = S°(pi,que)
Et réciproquement,
(10) S(pi,si) & K(-mv) & -mv = S°(pi,que-)
(7), (8) et (9) représente la dualité si/que pour savoir, on la vérifiera plus tard pour les autres opérateurs.
Analysons le cas de croire.
Soit C(pi,que) = « Pierre croit que Marie est venue », on a :
(a) C(pi,que) = Bpi(mv)
Ici le langague courant implique parfois, suivant le contexte d’énonciation, que l’énonciateur partage ou ne partage pas la croyance, auquelle cas il peut y avoir une interprétation étendue. Comme tu le dis dans ton article, croire n’est pas factif donc la proposition implicite n’inclut pas le fait en question, mais s’il y en a une, elle peut aussi bien être « et je le crois aussi » que « et je ne le crois pas ».
Par contre, une évidence que l’on doit traduire ici : dire « Pierre croit que Marie est venue », c’est impliquer que « Pierre ne croit pas que Marie n’est pas venue ». C’est B(p) -> -B(-p), propritété classique que l’on reprend ici.
(b) C°(pi,que) = Bpi(mv) & -Bpi(-mv) = C(pi,que) & C’(pi,que)
On note que la proposition implicite n’inclut pas la première personne. Le savoir est une notion éternelle, immanente, impersonnelle ; la croyance est individuelle, temporaire, locale.
Tu dis qu’il ne peut y avoir de propositions interrogatives avec croire, et bien appliquons notre analyse de l’interrogativité, si = que ou que non, donc :
(c) C(pi,si) = C(pi,que) | C(pi,que-)
= Bpi(mv) | Bpi(-mv)
Alors, « Pierre croit si Marie est venue » serait « Pierre croit que Marie est venue, ou que Marie n’est pas venue », c’est à dire « Pierre a une opinion tranchée à propos du fait que Marie soit venue ou pas » .
On a construit le concept de « croit si », et c’est en accord avec ta conclusion du paragraphe 2.2 .
La proposition est (peut-être) interdite dans notre grammaire, mais elle a l’air possible, parce que l’interrogativité est une forme logique indépendante de l’opérateur, définie par : soit W un opérateur modal,
(11) W(pi,si) = W(pi,que) | W(pi,que-)
(12) W°(pi,que) = W(pi,si) & W’(pi,que)
(13) W°(pi,que-) = W(pi,si) & W’(pi,que-)
Pour croire, (11) est montré par (c), (12) est montré par (b) et (13) est immédiat.
A la fin du chapitre 2.4, tu dis « il n’y aurait pas de sens à dire : « S’il pleut, Pierre croit qu’il pleut, et s’il ne pleut pas, Pierre croit qu’il ne pleut pas. » qui se traduit par
mv -> Bpi(mv) & -mv -> Bpi(-mv)
alors que « mon » C(pi,si) se traduit par
Bpi(mv) | Bpi(-mv)
Ce qui est beaucoup moins informatif que ton interprétation. Je dis que Pierre a une opinion, toi tu définis les conditions de croyances de Pierre. Dans mon interprétation, Pierre peut avoir des croyances fausses car la forme interrogative est indépendante de l’opérateur et du contexte d’énonciation.
Appliquons ce schème à regretter, noté R :
« Pierre regrette si Marie est venue » serait « Pierre regrette que Marie soit venue ou il regrette qu’elle ne soit pas venue », comme tu dis dans le dernier paragraphe 3. Tu ajoutes « on ne voit pas en quoi le regret pourrait ainsi refléter l’état actul du monde. » Que nenni ! Supposons que nous ne sachions pas si Marie est venue, et supposons que Pierre aime Marie, mais qu’il sait que Marie va rompre avec lui si elle vient, alors on sait qu’il regrette de l’avoir vue, si elle est venue (puisqu’elle a donc rompue avec lui) et on sait aussi qu’il regrette de ne l’avoir pas vue (puisqu’il l’aime). Pour dire notre connaissance succintement, on pourrait dire « Pierre regrette si Marie est venue : il voulait la voir mais elle voulait rompre avec lui ».
Ici aussi, il me paraît possible de complémenter le verbe regretter par une complémentaire interrogative.
Pour finir, examinons les propositions implicites pour R. Tu dis « regretter [..] semble obéir au schéma Rp->p ». Je pense aussi que R est factif, d’où :
(14) R(pi,que) = Rpi(mv)
Et
(15) R°(pi,que) = Rpi(mv) & mv & -Rpi(-mv)
Ici la proposition implicite joint la factivité de savoir (mv) avec le complément similaire à celui de croire : -Rpi(-mv), qui n’est autre qu’une manière malformée d’exprimer le souhait que -mv.
Ici non plus, la proposition implicite n’inclut pas de première personne. Regretter, bien que factif ; est une activité mentale temporaire, locale, individuelle.
Ensuite ;
(16) R(si,que) = R(pi,que) | R(pi,que-), et
(17) R°(pi,que) = R(pi,si) & & mv & -Rpi(-mv) = R(pi,si) & R’(pi,que)
(18) R°(pi,que-) = R(pi,si) & R’(pi,que-)
Ce qui vérifie le schème (11), (12), et (13) .
J’ai aussi des idées pour ton article « Reliability, Margin for Error and Self-Knowledge » et probablement d’autres articles, que j’écrirai plus tard.
Au passage, je suis marrié, ma femme américaine de 21 ans et moi vivons à San Francisco avec un petit chien, je suis « Sr. Business Analyst » pour une groisse boîte, tout va bien.
A+
Pierre