71. La Diplomatie Publique
Faites-nous un beau sourire
Le mantra a surgi dans l'après 11 septembre. On s'est mis à l'entendre de la part des politiciens de toutes allégeances, la "solution" à cette cette Haine avec un grand H "qu'ils ont pour nous":
laissez-nous seulement vous expliquer à quel point nous sommes génial. S'"ils" ne connaissent pas la vraie Amérique, c'est que nous n'avons pas su transmettre notre message efficacement. S'ils nous connaissaient vraiment, ils nous adoreraient au lieu de garrocher des avions dans nos gratte-ciels.
Qu'il s'agisse de
Richard Holbrooke, le Secrétaire d'État du cabinet fantôme démocrate, ou de
Karen Hughes, la pétulante émissaire bushienne aux arabes, c'est le même message qu'on répète: si Ben Laden et compagnie sont en train de gagner des appuis, c'est qu'ils (et "ils", ici, ce sont les musulmans en général, de toute évidence prompt à endosser le terrorisme à moins qu'on ne les éduque correctement) sont incapables de saisir nos valeurs si parfaites et durables! Nous sommes pieux! Nous sommes la lumière de la liberté! La citadelle de la démocratie! Nous sommes riches, et avec raison, car nous avons la bonté et la vérité.
"Appelez ça de la diplomatie publique, des affaires publiques, de la guerre psychologique, voire (si vous tenez vraiment à une approche directe), de la propagande," admettait Holbrooke dans la page d'opinions du
Washington Post du 21 Octobre 2001. "Mais peut importe comment vous appelez cette approche, pouvoir définir ce qu'est cette guerre pour un milliard de musulman à l'échelle de la planète est d'une importance critique et historique."
(Rich, cette guerre peut se définir entre autres par l'intérêt national américain pour le pétrole, le bombardement des villages, l'emprisonnement inconditionnel et extrajudiciaire, avec en prime la tortures de nombre desdits prisonniers, mais je m'écarte du sujet.)
Mme Hughes est la sous-secrétaire d'état à la diplomatie publique. Elle a été nommée au moment où la guerre en Irak tournait à la débâcle, et tient d'une débâcle à elle seule. "J'aime vraiment, vraiment beaucoup mon nouveau poste," disait-elle au bout de deux mois. "J'ai passé quatre mois à étudier avant d'y être nommée." Quatre mois.
Pour son baptême du feu, madame la sous-secrétaire visita l'Égypte, l'Arabie Saoudite et la Turquie. Ce fut un tel échec que même l'habituellement optimiste
Weekly Standard la décrivit comme "Karen D'Arabie", notant qu'"en voyage 'd'écoute' depuis deux jour seulement, Hughes ne pouvait que 's'en tenir à son script'. Son incroyable fidélité au fameux script avait un effet soporifique si on devait se taper plusieurs conférences par jour."
"Je vient ici en tant que représentante du gouvernement américain, mais aussi en tant que mère, une mère au travail," annonça-t-elle à des journalistes dans l'avion qui l'emmenait de Washington au Caire. Elle ne cessait de mettre l'accent sur la piété des Américains: "Cela fait partie de notre constitution: 'Une nation sous le règne de Dieu'
[[1]]." Elle s'en tenait à des audience bien précises, suivant ainsi la voie de son patron, qui ne se montre guère hors des bases militaires et des levées de fonds républicaines.
Selon l'expert en terrorisme
Robert Pape, "on aurait voulu aider Ben Laden qu'on n'aurait pu mieux trouver."
"Mettons-nous dans la peau de l'autre," écrivait
Fred Kaplan dans
Slate. "Disons qu'un leader musulman souhaiterait améliorer la vision qu'ont les Américains de l'Islam. On l'imagine mal envoyer comme porte-parole une femme vêtue d'un tchador qui n'aurait jamais vu les États-Unis, aurait encore moins de connaissance de leur histoire et de leur culture, et pourrait à peine prononcer 'Bonjour' en anglais. Pourtant ce serait exactement l'équivalent qu'il faudrait trouver à Karen Hughes."
Mais soyons honnête envers elle. Non seulement suis-t-elle scrupuleusement les instructions qu'elle a reçues, mais les dés sont pipés, et n'ont probablement même pas six faces. Elle tente de convaincre les Arabes de l'innocuité d'un pays qui est en guerre dans deux états musulmans, qui a une longue histoire d'alliance avec Israël, dont la culture télévisuelle les stéréotype à tour de bras (à commencer par, au moment où j'écrit ces lignes,
24 et
À la Recherche d'Humour en Terre Musulmane), et dont la campagne contreterroriste interne cible constamment et sans justification les musulmans américains.
Mais le vrai problème est probablement non qu'ils ne nous connaissent pas, mais plutôt qu'ils nous connaissent trop bien. Le monde est inondés depuis des années par la télé, les films, les livres, les magazines, les compagnies, les publicités, les touristes, les produits et les journaux américains. Nous dominons les nouvelles et les médias de la planète. Il a longtemps que de l'information, commanditée par le gouvernement, est déversée dans ces pays. Des millions d'immigrants, de travailleurs temporaires, d'étudiants se sont intégrés à notre société ou sont repartis.
Les terroristes, ce sont ceux, bien cultivés, qui ont vécu en occident (comme la majorité des terroristes du 11 septembre), ou encore ceux qui sont enragés par les interventions américaines dans leur pays. Que Karen Hughes leur dise qu'elle est une "mère qui adore ses enfants" ne changera pas grand chose à cet état de faits.
Mais l'idée de diplomatie publique présente une autre faille fondamentale. Le problème n'est pas que le reste du monde ne comprend pas les États-Unis (et qu'il est donc de notre devoir de leur expliquer en quoi nous sommes génial). Le problème, c'est que nous le leurs disons, mais que nous ne sommes pas fichu d'écouter ce qu'ils répondent. Nous connaissons si peu de chose à propos du tiers monde que nous sommes bien incapable de comprendre comment non seulement une telle haine que celle qui a mené au 11 septembre a pu grandir, à plus forte raison pourquoi les évènements en question ont suscité une véritable joie, ou à tout le moins l'impression que nous avions eu ce que nous méritions, dans une bonne part de l'hémisphère sud. Or, cette haine, ce dégout, cette déception sont basés non sur de l'incompréhension, mais bien sur l'image, pas nécessairement incorrecte, d'une Amérique égocentrique qui ne souhaite qu'enrichir les riches aux dépends des pauvres tout en dénigrant les aspirations, la culture et la religion ainsi que la politique de ces derniers.
Nous savons la vérité, eux pas. Nous avons des leçons à enseigner, pas à recevoir. Nous avons des valeurs à transmettre, pas à revoir. C'est un sens unique absolu.
Bref, la diplomatie publique est un substitut de politique, une distraction. C'est une réparation en broche à foin (et apparemment pas très facile à appliquer) pour se donner bonne conscience: et si on leur parlait de Martin Luther King? Elle permet au décideurs d'éviter les choix difficiles concernant l'équité, l'intimidation par notre pays, et la rapacité de nos grandes entreprises.
Laissez tomber tout ça et soyez honnête: les gens vous ferons plus volontier confiance.
1.
↑ NDT: Ce n'est pas le cas. Ces mots n'apparaissent pas dans la constitution, mais dans le serment d'allégeance.
John Tirman (2006) "71. Public Diplomacy", 100 Ways America is Screwing up the World, pp. 184-187, New York: Harper Perennial. ISBN 978-0-06-113301-5.
Sources des citations de Tirman:
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